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Je ne sais si, comme les Américains aiment à le croire et se hâtent un peu trop de l’annoncer, une révolution se prépare à Cuba, grâce au progrès du parti de l’abolition de l’esclavage, reconnue urgente et salutaire dans l’intérêt même des propriétaires fonciers. Gardons-nous de rien affirmer sur la foi des journaux américains quand leur ambition nationale est enjeu. Il y a cependant, me paraît-il, et si j’en juge par ma courte expérience, une forte aversion pour l’esclavage chez les hommes les plus éclairés du pays, et les théories émancipatrices s’unissent aux sympathies américaines pour menacer la domination de l’Espagne. Comme partout, le parti de l’abolition est plus actif, plus éloquent, plus passionné que le parti conservateur, qui lui oppose la résistance passive des intérêts acquis et des faits enracinés ; mais on est loin encore de sacrifier à la haine que les longs abus de l’Espagne ont excitée tout ce que veulent détruire les Américains abolitionistes. L’esclavage, si pernicieux qu’il soit peut-être à la prospérité générale du pays, soutient encore les fortunes individuelles, et, quand même le corps devrait s’en mieux porter pour s’être retranché ce membre gangrené, il y a un instinct bien naturel qui recule devant la gravité du remède, et refuse d’y voir autre chose qu’une chimère lointaine, un rêve de pauvres envieux qui veulent déposséder les riches. Enfin secouer la domination espagnole, c’est appeler la domination américaine, faire passer la civilisation, la race anglo-saxonne sur les ruines de la vieille colonie, et beaucoup d’hommes reculent encore devant un abandon de la nationalité de leurs pères. Le lendemain de l’annexion de l’île aux États-Unis, on verrait, disent-ils, commencer une invasion de barbares plus terrible à sa façon que celle qui a défiguré le continent européen. Nos conquérans ont été conquis à leur tour par la civilisation des vaincus, tandis que le Yankee est pour les créoles un barbare civilisé, qui viendra, armé de toutes pièces, imposer sa langue, sa religion, ses mœurs, et noyer ou humilier la race du pays. En cinquante ans, l’anglais serait devenu, comme en Louisiane, la langue officielle ; en cent ans, l’espagnol aurait disparu. Cet abaissement inévitable ne laisserait pas la race vaincue indifférente ; elle ne se serait pas plus tôt laissé lier les mains qu’elle regretterait sa servitude.

L’Espagne cependant n’a pas de pire ennemie que sa colonie, parce qu’elle l’a traitée toujours en servante et en vassale. C’est d’ailleurs une loi de l’histoire qui veut que les colonies aspirent toujours à l’indépendance, parce que leur situation, le système qui les régit, leur nom même les abaisse. L’antipathie est si grande entre l’Espagnol et le Cuban qu’ils regardent comme une injure la confusion qu’un étranger fait entre eux. Les Espagnols sont tenus à l’écart de la