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ni français ni anglais : quelques complimens échangés assez péniblement par la bouche d’un interprète, une poignée de main nouvelle, et je me retirai, peu désireux d’ennuyer et de m’ennuyer moi-même. — Voilà pourtant l’autocrate, le pacha de l’île de Cuba, celui au nom duquel tout se fait sans contrôle, sans murmure, sans révision possible, celui dont un signe peut vous faire étrangler demain. En y songeant, je découvre qu’il m’a fait grand honneur en me faisant asseoir en face de lui, car l’étiquette veut que devant le moindre gouverneur de province, à plus forte raison devant le capitaine-général, les dames elles-mêmes se tiennent debout. Les jours de réception officielle, le capitaine-général trône sous un dais avec tout l’appareil d’un roi, et chacun vient à tour de rôle faire sa courbette devant le maître, qui ne se tient pas debout à la façon française, mais reste assis majestueusement sur le velours. Un des prédécesseurs du général Dulce, se promenant un soir au paseo, avait mis pied à terre. Un étranger qui passait, ignorant son auguste présence, le frôla sans le saluer. Monseigneur, qui (ajoute la légende) était un peu pris de vin ce jour-là, leva sa canne et se rua furieux sur le mal appris. N’a-t-on pas vu des majestés royales se traîner dans les corps de garde et les cabarets ?

Le général Dulce passe personnellement pour un adversaire passionné de l’esclavage. Quelques personnes malveillantes (il s’en trouve toujours) se demandent jusqu’à quel point il s’abstient de la pratique de ses devanciers. C’est ce que je ne saurais vous dire par mes propres lumières, car il paraît qu’aujourd’hui même le commerce des noirs se poursuit avec plus de précautions, mais avec la même impunité. Il faut dire que sa situation officielle en fait le défenseur de l’institution même qu’il veut ruiner. Il est d’ailleurs le représentant d’une domination odieuse et l’ennemi naturel de tout bon patriote. Quand on le calomnie, je le regrette sans pourtant pouvoir m’en indigner, car une longue série d’injustices a mis ce gouvernement au ban de l’opinion publique, et il faut bien qu’un peu de discrédit s’attache à un pouvoir qui a été si souvent dans de mauvaises mains[1].

Quant aux résultats économiques de l’esclavage, ils sont les mêmes à Cuba que chez les gens du sud. L’oisiveté de la race blanche, le prix inabordable de la main-d’œuvre, l’abondance excessive des

  1. Le général Dulce vient d’abandonner le gouvernement de la colonie, en laissant à ses administrés un décret qui contient quelques réformes importantes. Avertie par la dernière insurrection de Porto-Principe, l’Espagne semble enfin comprendre qu’elle ne peut sauver sa domination qu’en prenant elle-même l’initiative des réformes. Il ne s’agit encore que de l’instruction publique, qui est réorganisée sur un plan nouveau, à l’américaine, et rendue obligatoire pour les hommes libres, blancs et noirs ; mais il est impossible de refuser longtemps la liberté politique à ceux qu’on a pris la peine d’y préparer soi-même. Quant à l’esclavage, aucune mesure nouvelle n’est prise pour l’abolir. Cependant le gouvernement conseille et enjoint aux maîtres de pourvoir eux-mêmes à l’instruction de leurs esclaves, et de les préparer ainsi à la liberté. On n’instruirait pas les esclaves, si l’on ne comptait les émanciper un jour.