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bras pour l’agriculture, le manque d’artisans et d’industrie, le besoin des produits étrangers, la stagnation et l’inertie, tels sont les maux que l’esclavage enfante et qui appauvriraient l’île de Cuba, n’était l’immense fertilité naturelle de son sol. On conçoit à peine comment une société peut subsister et s’enrichir dans de pareilles conditions. Les privilèges commerciaux qui favorisent les misérables produits de l’industrie espagnole, les droits exorbitans qui forcent les produits des nations étrangères à prendre la voie détournée de l’Espagne pour arriver sur les marchés havanais, les mille saignées dont il ne revient rien à la colonie, devraient en peu de temps l’épuiser. Les choses les plus nécessaires y sont hors de prix et pour ainsi dire impossibles à obtenir. Veut-on bâtir une maison, il faut faire venir des ouvriers des États-Unis. On a des bois de construction inexploités et admirables dans les grandes forêts du centre de l’île ; mais, plutôt que de sortir de la routine, on fait venir, hier les chênes de la Caroline, aujourd’hui les sapins du Maine. On demande pourquoi il ne s’établit pas d’auberge décente à la Havane ? Parce que le prix de la bâtisse est trop élevé. Mieux vaut se contenter de vieilles masures étayées et replâtrées tant bien que mal. Habits, souliers, étoffes, chapeaux, tout se fait à l’étranger. Les chemins de fer sont construits avec des capitaux étrangers ; locomotives, rails, wagons, tout le matériel se fabrique aux États-Unis. On s’étonne qu’une pareille inertie n’amène pas la décrépitude.

C’est que la richesse du pays est surtout agricole. Malgré la prospérité commerciale de la Havane, de Matanzas, de Cardenas et de plusieurs autres petits ports d’une importance récente, les capitaux sont rares et les emprunts difficiles ; pourtant l’intérêt de l’argent est minime, et les placemens industriels sont à peu près inconnus. Le temps n’est pas encore bien éloigné où l’usage des banques et du crédit était inconnu à la Havane. Il fallait avoir sans cesse de l’argent comptant ou des valeurs en nature, et chacun vendait lui-même les produits de ses terres aux commerçans étrangers qui venaient les chercher dans sa maison. L’utilité des capitaux était si fort ignorée, qu’on paya d’abord un droit aux premiers banquiers qui se chargèrent de les conserver et qui les laissaient dormir dans leurs coffres-forts. Ainsi l’argent, bien loin de produire intérêt, était une forme dangereuse et coûteuse de la propriété ; un sac d’écus mis en dépôt coûtait à entretenir comme un cheval à l’écurie.