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petit peuple. Les dames du monde parées continuent à se promener comme d’ordinaire au paseo, empilées en grappes de trois dans leurs volantes aux grandes roues, et à jouer de l’éventail dans leurs loges, au théâtre français ou à l’opéra. Les rues sont pleines le soir de masses compactes, de groupes de chanteurs masqués, de processions aux flambeaux qui circulent, musique en tête, s’arrêtant çà et là pour former des tableaux ou des danses. Aussitôt la nuit venue, la promenade qui s’étend le long des remparts, en face de mon logis, s’anime d’une foule immense et mouvante. De notre balcon nous assistons, sans nous y mêler, à la fête. C’est tantôt le petit musicien ambulant qui chante en frappant des talons et en dansant autour de sa harpe, tandis que les faces noires montrent leurs grandes dents blanches et se tordent de rire autour de lui, tantôt le défilé des invités du bal nègre montant gravement l’escalier de la salle avec des grimaces de grands seigneurs et de marquis, comme des singes qui essaient d’imiter leurs maîtres. Les uns se présentent sans bruit, les yeux baissés et cherchent à déguiser par la modestie de leur allure, l’imperfection de leur toilette de bal ; les autres arrivant fringans, cambrés dans leur gilet à ramages et leur habit à boutons jaunes, et ils montent triomphalement comme Scipion au Capitole. Les femmes ont des crinolines monstrueuses, des robes exubérantes et grotesquement empanachées ; leurs écharpes de gaze laissent voir leurs épaules jaunes comme du cuivre ou noires comme du charbon, Un Chinois se tient sur le seuil, recueillant les billets, tandis que l’alguazil est planté gravement debout au pied du péristyle, tenant d’une main sa pique et de l’autre sa lanterne, débris du moyen âge mal placés parmi les revolvers et les becs de gaz du temps actuel. Tout à coup une danseuse se précipite dehors, avec son cavalier, pour rattacher son jupon qui tombe ; un jeune premier mal à l’aise dans ses bottes vernies vient les retirer sur l’escalier, puis il retourne bravement à la danse, déguisant sa grimace sous un beau sourire. Les danseurs, que j’entrevois par la fenêtre ouverte, sont plus graves et plus compassés que dans un salon de ministre à peine de temps en temps ils se permettent un large sourire aussitôt comprimé. Les bonnes gens ont peur de manquer de dignité vis-à-vis d’eux-mêmes, comme des enfans qui jouent à faire les grandes personnes.

Parfois ce sont des querelles et des rixes entre les bandes ennemies des Cubains et des Espagnols. Ceux-ci ont une pratique curieuse et burlesque dont ils font une sorte de ralliement national et de cérémonie patriotique. Deux ou trois hommes masqués s’arrêtent au milieu de la foule et se mettent à chanter un refrain