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pourtant n’a pas changé… — Notre homme ne se paya qu’à demi de cette mauvaise raison. L’étourdissement n’était pas complet, et son intelligence fonctionnait encore assez pour lui faire déjà comprendre en quelle mauvaise passe il s’était aventuré. Il se leva, jeta son verre dans le foyer avec une malédiction, contenue et fit mine de sortir ; mais Black-Barney l’avait devancé à la porte, et, cachant un casse-tête derrière son dos, lui fermait résolument le passage. Je connaissais assez sa physionomie pour y lire la détermination d’en finir à tout prix. — Laissez-moi passer, dit l’étranger. — On ne casse pas mes verres pour rien, repartit Barney. — C’est juste… combien vous dois-je ?… Et le malheureux porta la main à sa poche ; précisément alors se manifesta l’effet du narcotique puissant dont il avait absorbé environ la moitié. Son regard trouble, ses gestes égarés signalaient le moment décisif. Barney lui porta un coup violent qui aurait dû l’abattre sur place ; mais, comme je vous le disais, c’était un homme vigoureux et qui ne s’effrayait pas aisément ; il se retint, sur le point de tomber, en s’accrochant au manteau de la cheminée. — Que suis-je venu faire ici ? s’écria-t-il en même temps, et les poings en avant, la tête basse, il s’élança vers Barney que cette résistance inattendue semblait avoir exaspéré. Si habituée que je fusse à des scènes de ce genre, une sorte de pressentiment me saisit à cet instant, et je sentis une espèce de nuage passer devant moi. J’entendis un second coup, plus fort que le premier, puis le bruit d’une lourde chute. Cette fois l’homme était par terre : le sang ruisselait de sa tête fracassée. Les trois témoins de la lutte demeuraient immobiles et consternés. Barney lui-même, devenu fort pâle, semblait avoir perdu quelque chose de son imperturbable assurance. — Allons ! dit-il enfin,… à quoi êtes-vous bonnes ?… Une éponge, du linge !… Ne voyez-vous pas que ce sang gagne le palier ?… Il faut nous débarrasser de cette charogne… — Il est donc mort ? m’écriai-je dans une invincible anxiété. — Allons donc !… étourdi, tout simplement… Enlevez la bourse !… Mais il avait beau dire, je croyais à un assassinat, et de la tête aux pieds je frissonnais. — Pourquoi ce dernier coup ? lui demandai-je avec l’accent du reproche. — Est-ce qu’on sait pourquoi ? me répondit-il plus brusquement qu’à l’ordinaire… Étanchez ce sang, ou nous sommes perdus… Il fallut bien obéir et descendre ensuite, le corps inanimé que nous voulions transporter hors du close. — Son cœur bat encore, nous dit Barney avec l’accent du triomphe au moment. où nous arrivions à la dernière marche du ténébreux escalier. A peine cependant avions-nous fait quelques pas dans la ruelle, qu’un bruit, je ne sais lequel, nous vint effaroucher, et, sans nous donner le mot, nous déposâmes à terre le fardeau sanglant pour rentrer chez nous au plus vite. Le jeune