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Brixton, mai 1864.

Rien ne me faisait prévoir ce qui vient d’arriver. Un billet énigmatique de mistress Evans m’a convoquée aujourd’hui, chez elle ; j’ai dû échanger avec une de mes collègues un tour de sortie, et j’ai couru chez la maîtresse de Jane. Cette malheureuse enfant m’échappe encore. Elle a quitté ce matin l’asile qui l’avait reçue, la respectable maison où sa régénération morale pouvait définitivement s’accomplir. Je le répète, rien ne m’avait préparée à ce triste résultat de tant d’efforts, à la ruine subite des espérances qui me berçaient. Tout au contraire, le prochain départ des Evans me semblait une faveur spéciale de la Providence, un gage de clémence et de réconciliation. Pour bien longtemps, pour toujours peut-être, Jane allait se trouver éloignée de tout ce qui lui rappelait un passé honteux, soustraite aux influences qu’il pouvait exercer sur elle, au contact des êtres pervers qui la revendiquaient comme une des leurs. Nous avions échangé deux ou trois lettres à ce sujet. Dans la première, elle me demandait conseil, bien décidée, disait-elle, à n’agir que selon mes inspirations. Dans la seconde, elle m’affirmait que son parti, très irrévocablement pris, était de suivre à l’étranger ses nouveaux maîtres… Et la voilà partie, la voilà perdue sans doute, sans qu’on puisse encore savoir quelle prise mystérieuse ont eue sur elle les suppôts d’enfer qui l’ont attirée hors du droit sentier !…

Voici à quoi se bornent les renseignemens que j’ai pu obtenir. Il y a environ quinze jours, Jane, qui, je l’ai déjà dit, avait toujours refusé de sortir, est venue demander à mistress Evans une journée de liberté, d’autant plus facilement accordée que depuis une huitaine de jours, plus triste, plus concentrée que jamais, elle semblait garder par devers elle le secret de quelque souffrance cachée. Le soir, à l’heure où la famille se couche, elle n’était pas rentrée. Surprise de cette irrégularité peu prévue, mistress Evans laissa tout son monde se mettre au lit et attendit la rentrée de Jane, qui du reste arriva seulement en retard d’une demi-heure. — Quand je l’entendis frapper, me racontait mistress Evans, je ne pus m’empêcher de tressaillir et de remercier Dieu. — Cameron semblait confuse, mais dissimulait son trouble sous un sang-froid de commande. Aux justes observations de sa maîtresse sur le dérangement qu’elle avait causé, les inquiétudes qu’on avait pu concevoir à son sujet, elle ne répondait pas un mot, les yeux obstinément baissés vers le tapis que ses pieds foulaient. Questionnée directement sur ce qui l’avait retenue, elle ne trouva aucune réponse satisfaisante. — J’avais perdu mon chemin, finit-elle par dire avec une certaine hésitation, et comme assurée d’avance que ce ridicule prétexte ne serait pas accepté.