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d’une ménagère chargée de besogne. Elle parut fort mécontente que je n’eusse pas frappé pour Susan Marsh, puisque c’était à celle-ci que j’en voulais. Pour un peu, elle m’eût refermé la porte au nez. Cependant elle m’indiqua l’escalier qu’il fallait gravir et l’étage où logeait Susan. Je reconnus ces murs salpêtres, ces hautes marches, ces vis étroites dont j’avais gardé un souvenir lointain. Je reconnus aussi le tumulte des habitations mal hantées : les portes poussées à grand bruit, la plainte criarde des enfans, la malédiction brutale qui leur répond ; tout enfin, jusqu’à l’odeur fétide qui me rappelait les fiévreuses émanations de New-Vennel, me reportait aux matinées de ma triste jeunesse. Sur le palier où je m’arrêtai, deux hommes s’entretenaient à demi-voix, et je ne pouvais guère me méprendre sur leur compte. L’un d’eux à qui je m’informai de la chambre de mistress Marsh me répondit, se tournant à peine : — C’est justement ici,… mais elle ne doit pas être encore éveillée… Je l’ai vue rentrer hier un peu dans les vignes… Et, frappant un vigoureux coup de talon sur une porte fermée derrière lui : — Mistress Marsh ! cria-t-il à tue-tête… mistress Marsh, une lady ! — Entrez donc, imbécile, et sans faire tant de tapage, répondit la voix de Susan…

« Cinq minutes venaient de faire écrouler tout l’échafaudage de mes illusions volontaires. N’allez pas croire pourtant que ma surprise fût très grande. Susan, je m’en aperçus bien alors, ne m’avait trompée qu’à moitié, grâce à ma complicité secrète, que je n’avais jamais eu la bonne foi de m’avouer franchement. Je m’étais méfiée de ses paroles dorées ; je ne croyais guère à ce prétendu travail si abondant, si bien payé. Quoi d’étonnant à ce qu’elle eût menti ? Était-ce la première tromperie dont elle m’eût rendue victime ? N’importe, le cœur me manqua devant ces tristes réalités. A côté de Susan, sur le même grabat, dormait une autre jeune femme, qu’elle éveilla d’un coup de coude quand elle m’eut reconnue et remerciée de lui avoir tenu parole. — Polly, lui criait-elle aux oreilles, c’est celle dont je t’ai parlé, tu sais, mon ancienne camarade ?… Polly, engourdie, hébétée par le sommeil, me contemplait avec des yeux ébahis ; en effet, à peine entrée, je m’étais laissé tomber sur une chaise où, la tête dans mes mains, je pleurais à chaudes larmes. Pouvais-je moins faire en comparant ce que je venais de quitter et ce qui devait désormais m’en tenir lieu ? Susan, elle, me comprenait de reste. Elle sauta hors de son lit, passa rapidement les vêtemens indispensables, et sans chercher d’autre consolation me prépara une tasse de thé dans laquelle, comme par méprise, elle vida le tiers d’un flacon de rhum. — Allons, allons, me dit-elle, avalez-moi ceci !… Rien de meilleur contre la migraine, et c’est la migraine que vous avez.

— Oui, c’est la migraine, répétai-je après elle, honteuse de ma