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d’obéir docilement aux heureuses fatalités de sa nature, ainsi que font les abeilles, les hirondelles et les castors.

Là-dessus, on se récrie ; on trouve que ces propositions sont inadmissibles, et l’on a raison. Que l’on cesse alors de transformer l’homme, et, qui pis est, l’homme de génie, en un pur animal, ou même en une plante qui végète : qu’on laisse la liberté et l’intelligence reprendre et exercer leurs droits, qu’on les laisse se tromper, tâtonner, souffrir, gémir, puisque ce sont là les conditions de leur existence ; mais qu’on avoue qu’elles disposent de leur destinée et qu’elles sont les maîtresses de leur progrès, puisque c’est là leur privilège et leur noblesse. On objectera, nous devons le prévoir, que l’artiste n’est pas seulement intelligence et liberté, et qu’il y a en lui, outre ces deux grandes facultés, des innéités secrètes et singulières qui le caractérisent et sont les sources de sa fécondité. Nous ne songeons pas à le nier. Il est évident que Phidias était né sculpteur, Raphaël peintre, Mozart musicien. La vocation est un fait incontestable : elle se compose d’une somme d’aptitudes très particulières et éminentes dont les unes sont physiologiques, les autres morales, d’autres intellectuelles. Ces aptitudes sont soumises jusqu’à un certain point aux influences du climat, du tempérament, des institutions, des circonstances religieuses, politiques et sociales ; mais ce qui distingue profondément ces aptitudes de la force instinctive, c’est qu’elles sont des aptitudes, c’est-à-dire de simples dispositions que l’éducation développe, que le travail fortifie, que la libre volonté de celui qui les a reçues gouverne, maîtrise, redresse et porte à leur plus haut degré de puissance. Ces aptitudes, nul ne les donne, nul non plus ne les reçoit de la nature achevées et parfaites ; elles ne grandissent que grâce à un effort continuel de cette volonté à laquelle au contraire l’instinct échappe et se dérobe. S’il y a jamais eu sur la terre un artiste qui ait possédé ce qu’on nomme excellemment le don, c’est Mozart ; à peine âgé de six ans, déjà il était créateur. Cependant comparez les sonatines du petit Wolfgang avec le Don Juan de Mozart parvenu à la pleine maturité du génie ; mesurez la distance qui sépare ces œuvres, et dites si sans travail, sans études, sans leçons, sans lectures attentives des maîtres antérieurs, surtout sans idées et sans volonté, cette distance eût jamais été franchie ! Qu’on lise sa vie et ce qui nous est resté de sa correspondance, on verra que, loin de s’en fier exclusivement à son instinct, il travaillait sans cesse, non pas seulement en mécanicien (il appelait ainsi ceux qui n’ont que des doigts), non pas seulement en virtuose, — car un virtuose en musique est celui qui se borne à jouer les airs composés par d’autres, — mais en homme qui cherche la science théorique et