Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/568

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur le misérable ivre-mort qui gît au coin de la borne. Au moment où mes yeux et mon esprit se donnent une fête au spectacle d’un beau site, tout à coup un nuage obscurcit la partie principale du tableau, et une clarté intempestive et criarde s’abat sur les recoins insignifians de cette scène dont l’aspect est ainsi détruit. Les difficultés du problème sont directement insolubles quand on traite un sujet historique. Il serait ridicule de conseiller à un peintre de s’adresser à la nature pour savoir quelle sorte de lumière éclairait le visage du jeune Salomon lorsqu’il prononça son jugement. A la sainte Cène, la face de Judas était peut-être aussi lumineuse que le corps de l’Antiope du Corrège, et le visage de Jésus était peut-être voilé d’une ombre. Léonard de Vinci n’en savait rien, et, l’eût-il su, il aurait désobéi à l’histoire, si la vérité historique eût contredit le jugement de son esprit. Ainsi donc ce n’est pas la nature qui répond comme un manuel ou un formulaire à la question que nous avons posée. Cent fois pour une, en la prenant au mot, on manquerait le but.

Tout change lorsqu’au lieu de répéter la nature avec la servilité de l’écho, on l’interprète en se plaçant, non plus au point de vue de l’imitation, mais à celui de l’expression. Dès que l’artiste se propose d’arriver à la beauté pittoresque au lieu de s’en tenir à une réalité quelconque, dès qu’il aspire à représenter une éclatante manifestation de la vie ou de l’âme, il ne tarde pas à remarquer un phénomène d’une grande importance esthétique. Ce fait, c’est que, si la lumière se répand sur tous les objets avec une suprême indifférence, cependant aussitôt qu’elle a touché une pierre, un arbre, un animal, l’être sur lequel elle est tombée semble exister, végéter, palpiter cent fois plus qu’à l’heure où l’ombre l’enveloppait. En son absence, tout est comme mort ou endormi ; elle paraît, tout ressuscité et s’éveille. De là une loi que la science esthétique pourrait légitimement énoncer en ces termes : la puissance apparente de la force ou de la vie physique ou morale est en raison directe de l’intensité de la lumière accumulée sur la forme qui exprime cette force ou cette vie. Cette loi une fois trouvée, notre problème est résolu, et à cette question : sur quel point de son tableau faut-il que le peintre dirige la lumière ? on répond : sur le point où il désire rendre éclatante l’expression de l’être ou de la vie. Rien de plus simple, dira-t-on, tous les maîtres ont deviné cela. Il est vrai ; mais il y a des gens qui n’ont rien deviné, qui oublient ce qu’a deviné le génie, et à qui la philosophie est obligée de démontrer ce qui était évident aux yeux des maîtres.

Par les fautes qu’ils commettent, par les exagérations où ils tombent, les artistes les mieux doués mettent de plus en plus hors