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parut dans la brande, laissant le jeune homme ébahi et pensif. Le cheval, rendu à la liberté et sentant le voisinage de son écurie, se mit à trotter, et descendit rapidement la rampe qui mène aux Ages. Déjà, du haut du chemin encaissé entre deux talus plantés de cormiers, on pouvait distinguer le moulin et entendre le frais bouillonnement de la Charente, qui se partage en cet endroit, et semble bercer dans ses bras des îlots boisés, reliés entre eux par des passerelles moussues. Au tic tac du moulin, au murmure de l’écluse se mêlait le bruit du battoir de quelque lavandière attardée. Le soir était tout à fait venu, et quelques étoiles commençaient à poindre entre les branches. Le cheval tourna brusquement à droite et enfila une avenue de tilleuls, bordée de herses et de chariots, aboutissant à la grand’porte du domaine des Ages. Quelques minutes après, le voyageur était reçu au bas du perron par une vieille paysanne coiffée du haut bonnet poitevin et assez alerte malgré son embonpoint robuste et ses soixante ans sonnés.

— Bonnes gens ! s’écria la vieille d’une voix à la fois dolente et câline, vous voilà enfin rendu, monsieur Maurice, et en bonne santé !… Et un peu fatigué par les mauvais chemins ! Oui, n’est-ce pas ? La Brune a le trot si dur !… J’espère que vous avez trouvé notre Sylvain avec la carriole au Chêne vert. Je lui avais recommandé de ne pas s’anuiter avec vos effets, mais il aura pris le chemin des Palatries pour jaser avec Simonne. Quand on est jeune, on est jeune !… Et vous avez grand’faim assurément ?

Pendant cette allocution, Maurice Jousserant avait mis pied à terre et contemplait aux dernières lueurs du crépuscule le vieux logis des Ages avec ses murs noircis, son perron encadré de figuiers bourgeonnans et sa porte cintrée où se tenaient deux servantes, curieuses de voir le jeune maître qui revenait au pays après une absence de cinq années. Il embrassa ensuite rapidement la bonne femme, et ils entrèrent ensemble à la maison. Dans la salle à manger, dont les fenêtres entr’ouvertes donnaient sur le jardin, la mère Jacquet avait préparé le souper. De cette grande pièce pavée de briques et lambrissée de châtaignier s’exhalait l’odeur humide particulière aux appartemens longtemps inhabités ; mais un clair feu de javelles flambait dans la cheminée et réjouissait les yeux. Maurice s’assit et essaya de manger. La fatigue lui avait sans doute ôté l’appétit, car après quelques bouchées il posa sa serviette et se tourna vers la meunière, qui le regardait d’un air de commisération.

— Mère Jacquet, dit-il, j’ai rencontré à une portée de fusil des Ages un garçon de petite taille, maigre et mal accoutré, dont le chien a failli sauter au poitrail de mon cheval. Le connaîtriez-vous par hasard ?