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rompre la monotonie de sa vie campagnarde. Elle se sentait tout heureuse de le recevoir au milieu de ses Palatries en fleur et de lui faire savourer tous les enchantemens de son petit royaume. Elle attendait sa visite avec une impatience enfantine, mais aussi avec une complète certitude… Maintenant il fallait se résigner à une certitude toute contraire. — Pourquoi Maurice la fuyait-il ? Comme cinq années changent l’humeur et l’esprit des gens !…

Alors elle s’enfonçait dans ses souvenirs comme pour y chercher une consolation. Tout en suivant les allées du comfortable jardin des Palatries, elle se rappelait le temps où à Saint-Clémentin, jeune fille, elle se promenait dans les sentiers herbeux du jardin de son père. Il n’y avait Là ni plantes exotiques, ni eaux jaillissantes : on y voyait seulement quatre carrés bordés de fraisiers avec de maigres plates-bandes plantées de poiriers moussus, entre les troncs desquels fleurissaient sans culture des jacinthes au printemps et des reines-marguerites à l’automne ; au fond, deux vigoureux plants d’héliotropes, un abricotier plein-vent et un puits aux profondeurs sonores, enfin des murs croulans où une vigne échevelée étalait ses pampres qu’on ne taillait jamais. Tout cela était pauvre et mesquin, mais que de joies et que de beaux rêves étaient éclos dans ce jardinet abandonné ! Comme les jacinthes y exhalaient de molles odeurs dès la fin de mars, quand au lendemain d’un bal ou d’une excursion aux Ages Lucile venait s’y recueillir et rassembler ses souvenirs de la veille ! En été, lorsque les martinets aux ailes rapides passaient en sifflant au-dessus des vieux murs, elle suivait leurs longs circuits avec bonheur, en songeant qu’ils allaient du côté du moulin, et le soir, quand les claires sonneries du village de Savigné s’envolaient jusqu’à Saint-Clémentin, elle saluait gaîment leurs voix en pensant qu’elles avaient passé par-dessus la maison de Maurice…

Tandis que Mme Désenclos rentrait aux Palatries, Maurice, le cœur troublé, traversait la prairie des Ages. Les conseils d’Hubert Grandfief avaient fait impression sur son âme honnête, et il s’était sérieusement efforcé de les suivre ; mais si ses intentions étaient droites, sa volonté n’était pas assez fortement armée pour lutter contre les mouvemens de son cœur. Les liens dans lesquels il s’était lui-même emprisonné s’étaient détendus peu à peu. Sa rencontre avec Lucile porta un terrible coup à ses résolutions. Ce soir-là, pendant le souper, son silence fit le désespoir de la mère Jacquet. Son corps était aux Ages, mais sa pensée était demeurée dans l’allée des noyers, près de la fontaine. Il se replaçait mentalement en face de Mme Désenclos, et cette fois il ne s’enfuyait plus, il allait au-devant d’elle et lui tendait la main. Il lui semblait voir