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Une alouette s’élança d’une touffe de genêt, et, battant des ailes, monta en chantant vers le ciel d’un bleu profond ; une seconde prit son essor, cent autres les suivirent, et au silence succéda une musique joyeuse qui paraissait tomber des hauteurs du ciel. Ce fut le signal du réveil et de l’agitation. Bientôt dans les chemins verts on entendit le sourd roulement des roues, et au pas lent et mesuré des bœufs débouchèrent dans la brande les chariots chargés de tables, de bancs et de tentes, indispensables élémens de la ballade. Les cabaretiers en plein vent assujettirent leurs toiles à des piquets et y déposèrent les provisions de la journée : quartauts de bière, poinçons de vin d’Angoumois, chapelets de tourtisseaux et de craquelins, fromages de Ruffec sentant la chèvre, anguillettes de Charente toutes prêtes pour la friture. Sur quatre tonneaux, à l’ombre d’un large châtaignier, l’entrepreneur du bal établit son orchestre. Plus loin, des arracheurs de dents et des saltimbanques fixèrent leurs maisons roulantes.

Peu à peu chaque chemin vert amena son contingent. Tantôt c’étaient des mules de Linazais trottant à la file et conduites par un maquignon en blouse bleue, tantôt un jeune garçon aiguillonnant des bœufs qui marchaient d’un pas tranquille et poussaient des mugissemens inquiets, tantôt une paysanne en coiffe blanche juchée sur un âne entre deux paniers de cerises nouvelles, ou bien un vieux fermier des environs de Confolens portant encore le tricorne de feutre, les culottes courtes avec l’habit de droguet, et se balançant gravement sur son cheval. Une petite pastoure à la cape de bure poussait devant elle une bande de pirons (oies) ; une vieille femme au dos courbé comme la lame d’une serpe traînait à sa suite deux biquets récalcitrans ; puis, par groupe de trois ou quatre, arrivaient de toutes parts les jeunes gens qui voulaient se gager. Ils étaient tous endimanchés et portaient comme signe distinctif un brin de verdure, les filles à leur corsage, les garçons à leur chapeau. Cette ballade était en effet à la fois une fête, un marché et une foire aux domestiques, — une louée. En Poitou, les domestiques à l’année se louent ordinairement au mois de septembre, à la Saint-Michel ; mais cette louée était surtout réservée aux gens de journée qui engagent leurs services pour la durée de la fauchaison ou de la métive (la moisson).

À midi, la brande devint tumultueuse et toute bourdonnante : les buveurs s’attroupaient autour des cabarets, les maquignons et les chalands s’interpellaient ; les saltimbanques commençaient leur boniment à grand renfort de grosse caisse et de cloches fêlées ; hennissemens, bêlemens plaintifs, détonations, fanfares, chansons, cris de femmes et pleurs de marmots, tout cela se confondait en un con-