Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/595

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cert étrange. Enfin les violons et la vielle donnèrent le signal, et le bal commença.

Vers la même heure, Simonne, dans ses plus beaux atours, quittait les Palatries et se dirigeait vers les Ages. Au moment où elle mettait le pied dans le chemin des prés, elle poussa un petit cri et fit un mouvement en arrière : Jacques Chantepie était devant elle.

Jacques, lui, n’avait pas fait toilette, sa barbe était en désordre et sa blouse déchirée. Sa physionomie gardait son expression de sauvagerie habituelle ; avec de beaux traits et un air de vivacité intelligente, ce garçon avait un aspect désagréable : les lignes de sa bouche et de son nez aquilin étaient pures et fières, mais son front était bas ; ses yeux bruns étaient grands et pleins de feu, mais d’épais sourcils les couvraient à demi, et leur regard avait je ne sais quoi de fauve et d’oblique. — Oh ! Simonne, dit-il d’une voix rude, je t’ai fait peur. Te voilà bien belle dès le matin ; tu vas à la ballade apparemment ?

— Apparemment, dit la jeune fille d’un ton froid, et elle voulut passer outre.

— Et, continua-t-il en lui barrant le chemin, tu comptes prendre en passant le beau meunier des Ages, Sylvain Jacquet ?

— Pourquoi ne le prendrais-je point, s’il m’offre sa compagnie ? Il a assez bonne renommée pour qu’on n’ait point à rougir d’être vue avec lui.

— Dis donc tout de suite que tu l’aimes ! s’écria Jacques avec une rage concentrée.

— Je n’ai de compte à rendre à personne, et d’ailleurs qui m’empêcherait de l’aimer ? Je n’ai rien promis à qui que ce soit.

— En es-tu bien sûre, Simonne ? Il ne suffit point de dire : Je n’ai rien promis, pour se croire libre. Il y a des actions et des regards qui engagent autant que des paroles. Quand je te faisais danser l’an dernier aux ballades, et que je te reconduisais le soir aux Palatries, je n’aurais jamais cru que ton cœur changerait si précipitamment. Il n’était point question de Sylvain alors ; mais depuis le retour du maître des Ages le vent a tourné.

— Si j’ai changé, répondit vivement Simonne, c’est que toi aussi tu as changé. Je voulais bien pour promis d’un brave garçon prêt à faire honneur à sa femme, mais je ne veux point d’un braconnier qui ne pourrait seulement gagner le pain de ses enfans.

— Tu aimes mieux un valet de moulin obligé de baisser le nez devant son maître.

— J’aime mieux un garçon qui travaille. Ouvrier ou domestique, peu importe !