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senclos passa au même instant, et contempla un moment d’un air intrigué les deux ombres fuyantes.

Ils s’arrêtèrent quand ils eurent gagné le bois. Lucile riait de cette belle équipée comme un enfant qui a fait une espièglerie à son maître. — Pensez-vous qu’il vous ait reconnue ? demanda M. Jousserant.

— Je ne le crois pas, dit-elle, car il fait déjà sombre.

Maurice sentait de la glace couler dans ses veines. — Vous le voyez, je vous perds ! murmura-t-il.

Lucile se moqua de sa frayeur, et affirma de nouveau que son mari n’avait pu les reconnaître. — D’ailleurs, ajouta-t-elle, pour prévenir tout soupçon, je vais faire en sorte d’arriver la première aux Palatries. Ils hâtèrent le pas et suivirent le sentier qui longe le moulin des Ages, sans se douter qu’il y avait là, derrière les ajoncs, un autre témoin de leur fuite, et que celui-là les avait reconnus.

Quand ils eurent disparu, Jacques sortit du fourré et lança un regard dans la direction du moulin. — Sa femme ! murmura-t-il entre ses dents, c’était sa femme !… Ah ! pensait-il, je l’ai trop tôt complimenté de son bonheur… Toujours ce Jousserant ! je me heurte partout contre lui. Sûr, il y a un malheur entre lui et moi ;… mais patience, je tiens un secret qui peut le mener loin !… — Chantepie resta encore longtemps immobile au milieu de la brande, puis il redescendit vers la Commanderie d’un pas rapide, comme si la découverte qu’il venait de faire l’eût rendu plus léger de moitié.

Après s’être assuré que Lucile avait pu gagner à temps les Palatries, Maurice rentra aux Ages, en proie à la fièvre de l’anxiété. La maison dormait. Il se glissa dans sa chambre avec les mêmes précautions que s’il venait de faire un mauvais coup. L’angoisse lui serrait la gorge, ses tempes battaient, son front était mouillé de sueur. La nuit tout change de proportions et s’exagère. Les craintes de Maurice se développèrent avec une intensité étrange, et d’effrayantes images peuplèrent l’obscurité où il était plongé. Vers trois heures, il vit enfin les grises lueurs de l’aube poindre au-dessus des arbres. Les coqs chantèrent dans les borderies voisines ; le meunier leva les vannes du moulin, et l’eau se précipita tout en rumeur sur les roues ; des paysans conduisant leurs chevaux à l’abreuvoir passèrent en sifflant des airs du pays. L’agitation et le bruit recommençaient avec la lumière croissante, et Maurice songeait tristement à ce jour qui se levait peut-être pour le malheur de Lucile. Le sommeil cependant l’emporta sur l’angoisse, et il s’endormit dans son fauteuil.

Huit jours se passèrent, huit journées d’inquiétude et de re-