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calmes qu’elle y avait passés avant le retour de Maurice ; elle se retrouvait assise sur la terrasse avec sa fille, le soir, à l’heure où M. Désenclos revenait de ses excursions ; elle le voyait descendre par le sentier des vignes, la figure souriante sous son grand chapeau de paille, les bras chargés de plantes sauvages ; elle entendait le rire frais de l’enfant mêlé au rire plus viril du père, et elle se disait avec terreur qu’elle ne goûterait plus cette joie calme ; elle se sentait irrésistiblement entraînée vers une autre vie pleine de fièvre et d’ivresse, pleine aussi de regrets et de remords, une vie où il faudrait mentir et jouer une perpétuelle comédie… Retourner en arrière et retrouver l’autre existence avec ses bonheurs paisibles et uniformes, était-ce possible ? N’avait-elle pas elle-même noué le lien qui l’attachait à Maurice ? Elle l’avait précédé sur la pente où ils glissaient tous deux, et maintenant l’abîme l’attirait. Elle était déjà fascinée et ne pouvait plus détourner la tête. À la pensée de ce rendez-vous dans la châtaigneraie, son cœur battait et ses yeux se fermaient. Elle s’avouait en tremblant qu’une fois là-bas, auprès de Maurice, elle ne s’appartiendrait plus. Ses regards interrogeaient avec anxiété la pendule et trouvaient les aiguilles à la fois trop lentes et trop rapides. — Je l’aime, se disait-elle les larmes aux yeux, et c’est moi qui l’ai voulu ; je l’aime et je me perds, et rien ne peut nous sauver l’un de l’autre…

Cependant le ciel s’était peu à peu éclairci, et le soleil se couchait vermeil dans les nuées. Lucile sortit. Sur le perron, sa fille Madeleine courut vers elle et la supplia de l’emmener au jardin. — Oui, oui, dit Lucile prenant une soudaine résolution, viens avec moi, ma chérie ! — Elle la saisit dans ses bras et l’emporta en la couvrant de baisers.

La châtaigneraie de la Commanderie descend en pente rapide vers les prés. Une allée assez large, aboutissant à un rond-point, la coupe diagonalement. Des deux côtés, le taillis qui la borde est entremêlé de grands ajoncs si drus et si épais qu’il est impossible de voir au travers. Au milieu du rond-point, un vieux faune de pierre se dresse sur un tertre couvert de mousse ; Lucile vint s’y asseoir. Le soleil avait disparu, le crépuscule tombait, et elle commençait à s’inquiéter, quand elle vit Maurice paraître au fond de l’allée et s’arrêter près de Madeleine, qui était accourue à sa rencontre. Il avait pris la petite fille pour l’embrasser, et il l’enlevait triomphalement dans ses bras. Au même moment, un coup de feu retentit, Maurice poussa une exclamation et laissa retomber Madeleine toute sanglante. La balle, après avoir labouré le bras du jeune homme, était venue frapper l’enfant.

Au bruit de la détonation, Lucile accourut. La mignonne tant ai-