Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/626

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

laquelle s’épanouit le désordre du feuillage. Il y a une grande différence entre les arbres sveltes par nature et ceux dont une orthopédie laborieuse a mal redressé les membres. Le plus ingénieux jardinier du monde n’imitera jamais la forme des végétations du midi ; vous ne ferez jamais un pin pignon d’un pin d’Ecosse, ni d’un lourd peuplier suisse un gracieux peuplier d’Italie. — De temps en temps nous passons dans un bois de bambous plantés en touffes, comme nos taillis de chênes. Ce ne sont plus les larges feuilles et les végétations majestueuses du peuple innombrable des palmiers : des feuillages légers, fins, transparens comme celui du saule, ondoient au bout des rameaux grêles et flexibles qui s’épanouissent en gerbes autour du roseau colossal. La verdure en est menue comme celle d’une asperge en fleur, douce et tendre comme celle de nos graminées. Ce n’est qu’une herbe à la vérité, mais c’est une herbe dont les cépées épaisses nous enveloppent de leur ombre, et dont la paille soutient le toit des maisons.

Vous aimerez peut-être à vous arrêter un moment à la station de San-Felipe, pour voir la foule qui s’y presse autour des échoppes des marchands de fruits. San-Felipe est à la jonction du chemin de fer de Matanzas et de celui de Batabano, port situé sur l’autre face de l’île : des deux voies qui conduisent de la Havane à Matanzas, nous avons pris la plus longue, pour voir le pays. La station se compose de hangars à jour et d’échoppes à peu près semblables à celles qu’on voit à Naples dans la rue de Tolède. Noix de coco, pyramides d’oranges, de citrons, de grenades, de mangos, de bananes, barricades de biscuits de Savoie, pains brûlés et tordus à l’italienne, saucisses, tranches de lard, pieds de cochons et maintes friandises et rafraîchissemens du même genre, exhalant à la ronde une forte odeur d’oignon, de piment et d’échalote, y tentent l’appétit du voyageur désœuvré. C’est là que les passagers du train de Batabano trouvent chaque matin leur pâture : il n’y a pas d’autres buffets sur les chemins de fer de l’île, car les créoles ne sont délicats ni sur la qualité, ni sur la cuisson, ni même sur la propreté de leurs alimens. — D’où vient donc ce parfum d’ail qui remplit le wagon ? C’est ma voisine, la dame à figure de louve, qui sans autre assiette qu’un morceau de papier, sans autre fourchette que son pouce et son index, se régale d’un gros saucisson à mine poivrée. Elle n’est pas la seule : voilà deux ou trois saucissons qui sortent des poches ; on porte ici du saucisson dans sa poche comme chez nous des bonbons ou des pastilles.

La nature est toujours la même. De temps à autre, un détail nouveau, quelque colossale plante grasse, quelque vieux tronc dénudé au milieu d’une clairière, attirent le regard distrait. Çà et là