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épinette enrouée. Cet air singulier, écrit sur une courte gamme, comme pour un instrument barbare, surprend d’abord l’oreille, qui s’abandonne ensuite avec une sorte de charme à ces modulations monotones. C’est un balancement et un piétinement plutôt qu’une valse, et elle ne ressemble guère aux orageux tourbillons de nos salles de bal. Les couples danseurs, au lieu de rouler avec une vélocité étourdissante, se dandinent nonchalamment en se tenant embrassés face à face et sans presque bouger de place à chaque mesure. C’est bien la danse qui convient à ces climats ; la langueur voluptueuse y remplace la force et l’adresse.

Je quittai le bal de bonne heure, et je me dis que le carnaval du dehors valait encore mieux. Là était la vraie fête, le vrai peuple, grossier, turbulent, un peu odorant peut-être, mais naïf, original et spontané dans ses joies. Tout autour de la place d’armes et sur deux ou trois rangées, des échoppes chargées de fortes pièces de viande et éclairées de lanternes de couleur arrêtaient les groupes noirs et jaunes parés de leurs plus beaux atours, foulards bariolés, cotonnades brillantes, auxquels ne manquait que le linge blanc. On leur débitait de gros morceaux de bœuf, de porc et de salaisons, de grands verres de bière et de vin catalan, — liqueur abominable que l’Espagne exporte en immense quantité dans la colonie, où elle interdit la culture de la vigne, — car le peuple fait ripaille toute la nuit en ce jour suprême du mardi gras. Cette scène rabelaisienne est bonne à voir en passant ; mais n’y séjournez pas, je vous le conseille, car l’accumulation de tous ces corps noirs par cette nuit chaude développe en proportion exagérée l’arôme bien connu de tous ceux qui ont vécu avec les Africains.

Il y a dans le voisinage de Matanzas deux choses à voir, deux excursions consacrées et obligatoires que nul étranger ne peut se dispenser de faire. Ce sont les grottes de Bellamar et la vallée de Yumuri. Ce matin, j’enjambe un petit cheval aux courtes allures, qui, par un chemin montueux et rocailleux, me conduit aux collines qui bordent la baie du côté de l’orient. A mesure qu’on s’élève, la vue s’étend sur la ville, sur la rade, sur les montagnes environnantes, sur la coupure étroite par laquelle se précipitent en été les eaux torrentielles de l’Yumuri, enfin sur la grande mer à l’émail bleu sombre. Dans la baie, au-delà des récifs et des bas-fonds qui teignent de bandes vertes l’azur des eaux, toute une flotte de bâtimens est à l’ancre, plusieurs de grande taille et armés en guerre, car Matanzas, dont le nom n’est désigné par les géographies que comme une des villes principales de l’île, est une agglomération de plus de soixante mille âmes, la seconde ville de Cuba et le centre du commerce de l’île avec les États-Unis. Nulle part du reste, si ce n’est peut-être à Cardenas, la conquête commerciale des Américains