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liberté. L’herbe longue et luisante était mêlée de plantes épineuses où brillaient des fleurs jaunes et rouges. Des orchidées pendaient aux dernières branches des colosses de la forêt vierge ; en bas, c’était un fouillis de végétations bizarres, un fourmillement inouï de lianes et de broussailles entrelacées. Des milliers de petits oiseaux, de papillons et de libellules chantaient, bourdonnaient, dansaient dans chaque rayon de soleil, butinaient d’arbre en arbre et de fleur en fleur. On eût pris la clairière pour l’entrée de quelque savane déserte, habitée seulement par les troupeaux sauvages et les chacals des prairies. Encore quelques pas, et nous débouchions tout simplement dans un champ labouré ou s’ébattait une bande de vautours noirs, voisins fidèles des habitations humaines. Un de ces animaux s’était posté au pied de la haie, presque sous les pas de nos chevaux, et nous regardait passer familièrement sans se déranger ; avec sa tête rougeâtre et pelée, ses yeux clignotans, sa peau ridée et tombante, son air d’inertie et de stupidité, il ressemblait à un dindon malade ou à une de ces vieilles femmes chauves et goitreuses qu’on rencontre dans les pays de montagnes. Enfin pardessus les champs de cannes à sucre qui nous bouchent presque la vue, nous apercevons de grands toits rouges, des murs de brique, des cheminées qui fument : c’est l’usine et la plantation de Las Cañas.

C’est toute une ville qu’une sucrerie. Grande est ma surprise en entrant dans la cour de l’usine : les chars à bœufs arrivent en gémissant ; trente chevaux piaffent dans une écurie à claire-voie bâtie sous un hangar ; nègres et négresses courent dans tous les sens, portant des outils ou des fardeaux ; les volailles gloussent et grattent la terre ; les machines soufflent et grondent avec ce mouvement pressé de la vapeur qui n’a pas de repos. Je saute à bas de mon cheval, et je me fais introduire auprès de M. C…, l’administrateur en chef de la plantation. Je le trouve assis dans son bureau, en face d’une fenêtre qui donne sur l’usine, entouré de papiers, de cartons, de registres, et de tous les attributs de son petit gouvernement. M. G…, qui est d’origine française et qui appartient à la meilleure société de la Havane, passe ajuste titre pour le plus habile agriculteur du pays. Je ne vous dirai pas par quelles circonstances malheureuses il a sacrifié une fortune considérable pour sauver un proche parent de la banqueroute. Il vous suffit de savoir que c’est un homme aimable, instruit, spirituel, parlant quatre ou cinq langues avec une perfection rare. Il me fit l’accueil le plus amical du monde, et me conduisit au salon, où m’attendait le plus jeune fils de don Juan P…, venu de la ville pour me recevoir. Au même instant, une gracieuse jeune femme, au regard sérieux et