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L’autre face de l’habitation donne sur un nid de verdure et de fleurs. Une aile à deux étages et d’une construction plus européenne sépare le jardin du bruit et du mouvement de la ferme. Dans l’encoignure s’abrite une petite cour ou plutôt un petit parterre à la française planté régulièrement de grands cactus à lobes longs et épineux, disposés naturellement en pyramide, comme des sapins ou des cèdres, et dont les branches se subdivisent en proportions symétriques, comme les bras d’un immense candélabre. Là est un élégant pavillon de bains, avec une belle piscine assez vaste pour y nager. Tout autour s’élève un bocage de palmiers, d’orangers, de manguiers, de goyaviers, de lauriers-roses et de cent autres arbres charmans qui forment une ombre épaisse et enferment la vue dans cet enclos fleuri. Midi sonne, et nous nous asseyons en famille autour d’un repas frugal, composé sur tout des produits de la ferme et des fruits savoureux du jardin ; mes aimables hôtes ont déjà su bannir tout embarras de nos entretiens. Tout en dînant, au milieu d’une causerie douce et enjouée, je plonge mes regards avec plaisir dans la profondeur obscure du bosquet enchanté. Je vois les oranges dorées, les citrons blonds et pâles, les fleurs rouges des grenadiers briller dans la verdure sombre des manguiers à l’épais feuillage, tandis qu’à leurs pieds se pressent des buissons de roses, et que les cocotiers laissent onduler à la brise leurs gracieuses coiffures de plumes, où viennent malheureusement s’abattre par volées les affreux urubus. Ces oiseaux silencieux, qui viennent se poser sur ces gais bocages avec leurs lourds battemens d’ailes et leurs vêtemens noirs, semblent l’image funèbre de la destruction et de la mort, toujours présentes sous les parfums et les fleurs de ce climat si voluptueux. Le soleil lui-même semble attristé par leur présence, et le ciel bleu si éblouissant parait se ternir à leur approche.

Après le dîner, nous rentrâmes dans l’espèce de grange qu’on appelle le salon ; deux jeunes Chinois, qui nous avaient servis à table, nous apportèrent le café, les cigares et un morceau de braise rouge sur un réchaud d’argent : « c’est le charbon d’un certain bois du pays dont la braise, une fois allumée, se consume sous la cendre sans jamais s’éteindre. Nous nous mîmes à fumer en regardant le mouvement de l’usine. C’était l’heure la plus chaude, et pourtant le travail n’était pas ralenti. Tous, les hommes valides étaient aux champs ou à l’atelier ; il ne restait plus que des vieillards, des enfans et des femmes. De jeunes négresses à demi nues, coiffées d’un mouchoir d’indienne, vêtues seulement d’une longue chemise de toile flottante et plus grise que blanche, couraient en montrant leurs longues jambes noires ; les unes marchaient en file, le poing sur la hanche, balançant sur leurs têtes des paniers pleins de graines ou