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compte et d’en faire commerce ; on les aide à amasser un pécule pour se racheter plus tard. Bien peu cependant songent à faire des économies et à recouvrer leur liberté : s’ils amassent un peu d’argent, ce sera pour s’acheter de beaux habits. M. G… me disait que les jours de fête on se croirait au bal masqué dans la cour de la plantation : chapeaux à plumes, rubans de soie, colliers de verre, châles et robes de gaze, habits bleus à boutons d’or, succèdent par enchantement aux guenilles de la veille ; mais le lendemain les belles dames reparaissent en chemise sale, trempant leurs pieds nus dans le fumier, avec un mauvais mouchoir d’indienne noué négligemment autour de leur crinière ébouriffée.

De tout ce que je vois, il résulte que l’esclavage est plus doux à Cuba qu’il ne l’était dans les États-Unis du sud. La législation d’abord est bienveillante pour les nègres, et si elle était rigoureusement observée, ils ne seraient pas matériellement très à plaindre. Elle leur offre surtout pour le rachat de leur liberté des facilités et des garanties dont ils n’usent malheureusement pas. Aux termes de la loi, tout esclave peut se racheter en donnant à son maître cent piastres d’à-compte sur son prix total, qu’il devra compléter par la suite. Toute mère peut racheter son enfant en payant vingt piastres avant la naissance, ou trente piastres pendant le mois qui la suit. Enfin, et c’est là une garantie qui modifie profondément la servitude, l’esclave ne peut pas être mis à l’enchère, ni vendu au premier venu par la seule volonté du maître ; son possesseur actuel est tenu de lui laisser un délai de trois jours pour se trouver lui-même un acquéreur. L’esclave a même le droit de changer de chaîne, et d’obliger son maître à le vendre à l’acheteur qu’il lui propose, s’il consent à payer le prix demandé par le maître. Toutes ces lois, dont l’humanité contraste avec la cruauté abominable des anciens codes noirs des États-Unis, sont déjà un louable progrès et un acheminement timide vers la liberté.

Mais autre chose est la lettre des lois, autre chose la façon dont on les applique. L’esclave ne peut pas user de ses droits quand il les ignore, et ce ne sont pas les maîtres qui s’aviseront de les lui enseigner. Tout en se plaignant de son insouciance, ils s’en applaudissent au fond du cœur, et ils s’efforcent de l’entretenir. Je ne vois chez eux aucun parti-pris de méfiance ou de haine contre les noirs ; mais les meilleurs, ceux même qui songent beaucoup au bien-être de l’esclave et qui se croient les bienfaiteurs du nègre, n’ont qu’un zèle très médiocre pour son avancement moral. La famille, cette première institution par où la société commence, en est encore, chez ces pauvres gens, à l’état sauvage. Si rien ne les empêche de former des liens plus réguliers, rien non plus ne les y accoutume ou ne les y engage, et ils suivent tout bonnement