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et à gratter la terre au milieu de leurs couvées qui gazouillent. Quant aux poussins de la grande espèce et aux autres bipèdes sans plumes, il est évident que nous leur causons une émotion profonde. On les range devant la cabane en deux lignes de bataille, garçons d’un côté, filles de l’autre, par ordre d’âge et de hauteur, et nous passons gravement en revue le bataillon silencieux. Ces pauvres petits sont tellement pénétrés de respect et de crainte qu’ils rentrent presque dans la muraille ; avec leurs haillons, leurs jambes nues, leurs yeux sombres, leurs têtes laineuses et hérissées, ils ont un air sauvage qu’augmente encore leur terreur.

Plus loin, la volante cahote entre deux haies de cactus épineux taillés aussi régulièrement que des bordures de buis. Nous entrons sous l’ombrage d’un bosquet de cocotiers robustes, inclinés sous le poids de leurs vastes couronnes de feuilles et de leurs grappes de noix aussi grosses que la tête d’un homme. Il y a là entre deux arbres quelque chose comme un tas de fagots, d’herbes et de feuilles mortes. C’est une hutte de mousse et de palmes sèches, en forme de taupinière, assez haute à peine pour qu’un homme s’y tienne assis. « Voilà, me dit-on, la case de l’oncle Tom, » — et un vieux nègre tout cassé sort d’une étroite ouverture en se traînant sur les genoux et les mains. C’est l’unique habitant de cette étrange demeure, un vieil esclave invalide qui a le goût de la solitude et qui a préféré cette retraite à la compagnie de ses frères. Le bonhomme d’ailleurs ne paraît pas avoir l’humeur morose et mélancolique ; c’est un sage, un anachorète, un philosophe, mais ce n’est ni un sauvage ni un misanthrope. Il nous accueille joyeusement, avec un salut cordial et un franc sourire. Notre visite imprévue l’enchante, et nous nous en allons chargés de ses bénédictions.

Nous cheminions entre des plantations de ricins et de bananiers récemment défrichées et conquises sur la forêt. Près de là, une troupe d’ouvriers moissonnaient un beau champ de cannes. Nègres et négresses, armés de faucilles légères, prenaient d’une main la longue tige, et de l’autre main la tranchaient lestement près du pied, puis, abattant les fanes et les feuillages, ils la coupaient en morceaux qu’ils jetaient en tas derrière eux. D’autres chargeaient la récolte sur de grands chars attelés de bœufs. Ceux-ci ruminaient paisiblement ou grignotaient les tendrons sucrés dont la terre était jonchée. Les hommes portent un caleçon noué à la ceinture par un mouchoir d’indienne ou une lanière de cuir ; les femmes ont leurs grandes chemises de toile qui flottent autour du corps et se drapent avec grâce. Rien de plus joli que cette récolte et cette trouée dans la verdure qui ne laissait voir que le ciel bleu. Les gestes variés, les belles attitudes, les formes sveltes et robustes de ces corps noirs à demi nus me rappelaient à leur façon les Moisson-