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plongeant ; dans l’eau dormante y allumaient des traînées de flammes blanches, puis elles se relevaient toutes ruisselantes de gouttelettes de feu. Nous avancions sur le miroir, tranquille laissant derrière nous une trace lumineuse. — Déjà nous avions dépassé la ville ; sa rumeur confuse s’éteignait, tout était maintenant silencieux. A peine si la brise chuchotait par intervalles dans les roseaux du rivage, ou si quelque oiseau de nuit déployait ses ailes en poussant un cri plaintif. Nous nous mîmes à chanter à la cadence des rames ; mais nos chansons étaient un peu fausses, et notre barque massive ne ressemblait guère aux gondoles de l’Adriatique.

La Havane, 8 mars.

Je suis depuis bientôt cinq heures à la Havane. L’aubergiste, après m’avoir tenu le bec dans l’eau pendant quatre heures, m’a casé dans un réduit obscur, délabré, démeublé, où je devais faire ménage avec un étranger. Celui-ci ayant déclaré qu’il ne souffrirait point de compagnon inconnu, on m’a conduit dans une vaste chambre à trois lits, vide encore pour l’heure présente, mais où j’ai la douce perspective de voir apparaître d’une minute à l’autre quelque ami forcé ; du moins j’ai le comfort inattendu, inouï, d’un vieux pupitre vermoulu, où je m’empresse de vous écrire avant l’arrivée de l’ennemi. Vous êtes encore à Matanzas, et vous allez me suivre à la vallée de Yumuri.

L’Yumuri est une petite rivière torrentielle qui sort d’un pâté de montagnes compactes situées au nord-ouest de Matanzas. Elle se recueille au fond d’un bassin, ovale et se fraie un chemin jusqu’à la mer par une coupure étroite, déchirée au milieu de l’épaisse barrière par les eaux d’un lac qu’on suppose avoir existé là dans les temps antérieurs. La vallée et les montagnes qui l’entourent ont un peu la configuration d’un cratère, quoique la nature du sol ne permette pas d’attribuer cette forme particulière à une action volcanique. Au contraire, on y trouve partout la trace du lent travail des eaux. Le sol a la richesse ordinaire des terres d’alluvion, et se couvre de belles cultures, de vastes champs de cannes à la verdure pâle, de bouquets de bois chevelus, et de grandes prairies parsemées de groupes de palmiers. Au versant nord de la montagne, la vallée se rétrécit et se redresse, séparée seulement de la mer par une muraille haute et étroite. Du haut de cette crête escarpée, la vue plonge à droite sur l’Océan bleu, et à gauche elle plane sur un autre et riant océan de verdure dont les vagues, adoucies et amoindries par la distance, vont expirer au pied d’un amphithéâtre de montagnes vaporeuses. Quelques-uns de ces sommets lointains ont des formes irrégulières et bizarres, — le pain de Matanzas surtout dresse abruptement sa pyramide tronquée au-dessus des