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pitié ma solitude, m’a gratifié d’un autre ami. Que voulez-vous y faire ? Il faut que je porte ma croix, et que je ne la rende pas trop lourde à mon bourreau, qui est aussi ma victime.

Un mot pourtant sur mon nouveau protecteur. Le marquis de M… est un des plus riches d’entre les riches planteurs de l’île. Il a deux ou trois plantations, palais à la Havane et hôtel à Paris. — Voilà toute une semaine qu’il me cherche. Faisant honneur à la recommandation bienveillante de M. Mon, ambassadeur d’Espagne, il m’a poursuivi à la Havane, m’a écrit à Matanzas sans recevoir de réponse, et aujourd’hui encore il a failli me manquer, grâce au procédé commode de l’aubergiste, qui, pour s’épargner l’ennui de faire appeler ses hôtes, répond uniformément à tous les visiteurs qu’ils sont sortis. M. de M… voulait que j’allasse avec lui passer une semaine à la campagne. J’ai dû décliner cette invitation aimable, et lui dire que je quittais après-demain la Havane. Il a voulu du moins être pour une soirée mon hôte et mon pilote. Il m’a mené d’abord chez le capitaine-général, puis chez un de ses amis qui habite un véritable palais. J’ai vu là ce qu’il y a de plus somptueux en fait d’intérieurs créoles, de vastes salons nus, élevés, sans portes ni fenêtres, appelant le courant d’air au lieu de l’éviter, des pavés de marbre, des chaises de cannes, de larges escaliers monumentaux. Dans le salon de réception, il y avait une corbeille de señoritas en grande toilette, pour la plupart un peu trop grasses ; il y en avait pourtant qui étaient fines, délicates et belles suivant d’autres idées que celles des Turcs et des Espagnols. — Mais je m’arrête par humanité. Mon compagnon ne peut dormir, et bien que ce soit un Américain de la Nouvelle-Orléans, c’est-à-dire un Français, il montre une patience qui m’adoucit le cœur.

9 mars.

Je suis déjà debout, mais après une nuit trop courte et à la musique de deux poumons qui ronflent. C’est aujourd’hui ma dernière journée : mon passage est retenu pour Santiago de Cuba, à bord du vapeur Comanditario, qui doit partir demain même. Lettres, caisses, visites, tout doit être achevé ce matin ; fermons donc nos oreilles aux fanfares, aux roulemens des tambours, aux grincemens des trombones, à tous ces bruits diaboliques dont me régale chaque matin l’orchestre du régiment espagnol logé dans les environs.

Combien, vous disais-je hier, l’Yumuri m’a semblé plus beau quand j’y suis retourné seul, à cheval, et battant les buissons ! les fleurs étaient plus parfumées, l’air plus transparent, les mille petits détails du chemin avaient plus de grâce et de vie, et surtout ce bleu tendre de la mer qui encadrait de tous côtés la verdure me rappelait ces sentiers en corniche de l’île d’Ischia où je chevauchais