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Eschyle ou d’un Sophocle développait dans une action simple, relevée et animée par le mélange des chœurs et de la musique, tel est le théâtre grec, forme merveilleuse et sublime, mais non unique, du génie dramatique.

Le théâtre français n’est ni religieux ni national, il est humain ; son objet, c’est la nature humaine, la vie humaine dans sa plus grande généralité. Il met en action les vérités les plus générales du cœur humain exprimées, par les plus grands cœurs et par les âmes les plus passionnées. Ce n’est pas tout : la terreur et la pitié, qui étaient tout dans le drame grec, ne sont plus le principal objet du théâtre français. Cet objet, c’est la lutte de la passion et du devoir ou du vice et de la vertu. C’est là l’invention, la création, l’originalité suprême du théâtre français. Nul peuple n’a conçu ce genre de drame, dont l’action est toute morale, qui néglige tous les accidens secondaires de la vie, tous les événemens extérieurs, toutes les formes changeantes de l’humanité, pour peindre l’homme en général et surtout l’homme aux prises avec lui-même dans ce grand combat de la passion et de la vertu. Ce système dramatique pouvait donner naissance à deux formes différentes : dans l’une domine la vertu, dans l’autre la passion. Dans l’une, l’homme est décrit tel qu’il doit être, dans l’autre tel qu’il est ; mais ni les passions ne sont absentes dans Corneille, ni la vertu dans Racine. L’un est toujours grand et quelquefois touchant, l’autre est toujours touchant et quelquefois grand. A eux deux, ils expriment dans sa perfection et ils épuisent le système dramatique que nous avons analysé.

De ce caractère fondamental de notre drame, qui le distingue, comme on voit, si radicalement du théâtre grec (et même du théâtre anglais, le système de Shakspeare étant encore tout différent), de ce caractère naissent toutes les conditions particulières de notre théâtre : d’abord sa noblesse, son caractère idéal et héroïque. En effet, la lutte morale est ce qui donne à la vie humaine un aspect noble et imposant. Il a bien pu se joindre à cette noblesse essentielle de notre théâtre une noblesse tout extérieure qui avait son origine dans le goût du temps ; mais ce n’est là qu’un caractère accessoire et insignifiant, auquel on a donné à tort beaucoup trop d’importance. La même cause explique le choix des personnages et des sujets. Pourquoi des sujets si éloignés dans le lieu et dans le temps, pourquoi des personnages si haut placés dans la hiérarchie sociale, des rois, des princes ? Racine nous le dit, c’est que le lointain du temps, du lieu, de la situation inspire le respect, major a longinquo reverentia. Des personnages trop près de nous ne se prêtent pas à l’idéal, ce sont des hommes, ce n’est pas