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J’aurais également, et même plus encore, à contredire dans le chapitre très fort d’ailleurs et très nourri que M. Nisard consacre à Bossuet. Il cherche quelle est la qualité distinctive de ce grand écrivain, et il trouve que c’est le bon sens, c’est-à-dire « la faculté devoir juste et de se conduire en conséquence. » J’accorde que Bossuet est éminent par le bon sens, que le bon sens est une belle et excellente chose, assez rare, quoi qu’en dise Descartes, surtout dans les vérités de cette hauteur. J’approuve l’ingénieux et hardi rapprochement que M. Nisard ne craint pas de faire entre Bossuet et Voltaire, supérieurs l’un et l’autre par le bon sens, l’un dans les vérités familières, l’autre dans les plus hautes vérités morales ; mais enfin le bon sens suffit-il à constituer le génie ? Au moins le bon sens de Voltaire s’est-il exercé à des vérités nouvelles, et hardies ; au contraire, en essayant de décrire le bon sens de Bossuet, M. Nisard s’attache surtout à prouver qu’il n’a rien découvert, qu’il n’a rien inventé. Il semble relever en lui des mérites plutôt négatifs que positifs ; il le loue d’avoir évité les témérités en philosophie, en politique, en religion. Je veux croire que c’est un grand mérite de n’avoir pas fait de système métaphysique, de n’avoir inventé ni utopies, ni hérésies ; mais il est un grand nombre d’honnêtes gens qui sur ce point ne sont pas plus téméraires que Bossuet. Si le trait distinctif de Bossuet est le bon sens, je ne vois vraiment pas ce qui le distingue de Bergier, le solide apologiste du XVIIIe siècle. Bergier avait du bon sens, il a défendu la tradition, il n’a pas été métaphysicien, ni utopiste, ni hérésiarque, enfin il n’y a pas en lui la moindre trace de l’esprit de chimère. Et cependant qui pense à Bergier ?

Je m’étonne que M. Nisard, dans son admiration pour Bossuet, ait à peine pensé à nous faire remarquer l’imagination de cet admirable écrivain. Eh quoi ! Bossuet est la plus grande imagination que nous ayons dans notre littérature, c’est une imagination biblique, homérique, grande, fière, simple, naïve, hardie, ayant toutes les qualités sans un seul défaut, et dans cet écrivain si surprenant, le premier de la France sans aucun doute, et qui n’a peut-être de rival dans toutes les littératures du monde que Platon, vous vous oubliez à nous faire admirer son bon sens, à nous montrer les limites de ses pensées, à lui faire un mérite de ces limites mêmes ! Je ne doute pas que, si M. Nisard eût été moins préoccupé de défendre dans Bossuet son principe de la discipline, il se serait attaché beaucoup plus à mettre en relief les qualités incomparables de Bossuet que des mérites secondaires et négatifs qui ne peuvent que nous refroidir.

Je suppose que c’est un scrupule de ce genre, et la remarque