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grand triomphe du génie français n’a pas pu nous laisser une histoire nationale ! Il a fallu la révolution pour donner à la France le souci du passé et le sentiment de la tradition française. Sous Louis XIV, personne ne s’intéresse aux âges précédens. La fronde, bien entendu, est un événement perdu auquel on ne fait que de vagues et lointaines allusions : à plus forte raison a-t-on oublié le XVIe siècle. À peine parle-t-on de Henri IV, car il ne fallait pas qu’aucun nom pût effacer et ternir celui du grand roi. Ainsi ce règne de l’autorité a voulu, comme plus tard la révolution française, que tout datât de lui. La philosophie faisait table rase avec Descartes de tout le passé, la tragédie cherchait des héros dans la fable antique, dans l’histoire turque ou romaine, jamais en France. Ainsi nulle tradition en aucun genre, excepté en histoire ecclésiastique : hors de là, on sautait directement de Rome à Louis XIV. Cette ignorance de la tradition dut enfanter, comme il arrive toujours, l’utopie. Il y a deux sortes d’utopies : l’utopie de ce qui est, l’utopie de ce qui peut être. On est utopique en considérant comme un idéal absolu et éternel l’état de choses dans lequel on vit ; on l’est en rêvant un état nouveau : Bossuet est utopique de la première manière, Fénelon de la seconde. Ne saisissant pas l’origine historique et tout humaine du spectacle qu’il avait devant les yeux, Bossuet n’en vit que la beauté idéale, et crut y reconnaître une œuvre divine. L’ignorance et l’indifférence du passé lui fermaient les yeux sur l’avenir. Que dis-je ? le XVIIe siècle ne pense jamais à l’avenir, et Bossuet, en cela, est encore l’interprète de son temps. Ce temps est comme Dieu : il vit dans un éternel présent, sans passé et sans futur.

Ce n’est pas seulement sur deux points particuliers que Bossuet me paraît s’être trompé : c’est sur tout un ensemble de faits qui dans la politique, dans la science, dans la conscience, se sont produits à partir du XVe siècle, et qui, espérons-le, sont appelés à conquérir le monde. Tous ces faits se résument en deux mots : droit et liberté. « Là où Bossuet a manqué, nous dit M. Nisard, c’est de l’humanité et non d’un homme en particulier. Il n’y a eu ni chute par trop d’ambition, ni mauvaise foi, ni erreur de jugement, ni une volonté libre, à qui la passion fait prendre le faux pour le vrai : il y a eu l’impossible. Si je résiste à Bossuet, c’est pour obéir à Dieu. » Il me semble que les erreurs de Bossuet n’ont pas un caractère si particulier et si miraculeux. Sans doute, je ne lui en veux pas de ses erreurs : elles ne viennent ni de la mauvaise foi ni de l’amour-propre. Ne viendraient-elles pas cependant d’une sorte d’orgueil, de cet orgueil de domination que Louis XIV avait dans la politique et Bossuet dans la controverse ? N’avait-il pas, lui aussi, le besoin de