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rien d’abord à ses louanges : ce n’est qu’ensuite qu’il nous instruit en relevant leurs défauts ; mais ici l’approbation est sans cesse accompagnée d’un avertissement indirect, d’une demi-réserve, d’une discrète ironie, qui ne nous laissent pas jouir un seul instant en paix de notre admiration. Quelles que soient les réserves que l’on puisse faire au sujet de Montesquieu, il me semble que le premier hommage à lui rendre est tout d’abord de signaler son génie comme l’un des plus beaux qui honorent l’espèce humaine. Je ne voudrais pas le voir seulement comparé et balancé avec Bossuet ; je voudrais qu’on me le mît à part comme un homme de premier rang, qui est avant tout lui-même ; je voudrais que l’on me dît que, dans cette science noble et excellente qu’on appelle la politique, Montesquieu n’est pas seulement le premier dans son siècle, mais l’un des premiers dans tous les siècles, et qu’Aristote excepté, il n’a ni supérieur, ni égal. Que Bossuet, par son beau chapitre sur les Romains, puisse être comparé avec Montesquieu sur le même sujet, je le veux bien ; mais l’Esprit des Lois à quoi le comparerez-vous ?

M. Nisard critique finement ce grand livre en paraissant le louer. « La morale de l’Esprit des Lois, nous dit-il, n’oblige le lecteur qu’à des vœux d’humanité, de justice, de liberté pour tous, qui l’acquittent à son insu de toute obligation particulière. Elle ne lui dit pas ce qu’il aurait à faire de sa personne pour que ces vœux fussent accomplis et pour mériter sa part dans le bien commun. Il est juste, libéral, humain, dès qu’il veut que tout le monde soit de même. De plus, le voilà en possession d’une faculté nouvelle : il appelle les rois, les ministres, les gouvernemens à son tribunal ; il ne pense plus guère qu’à juger, à décider, à charger tout le monde de devoirs dont il s’exempte. » Voilà une critique spirituelle d’un travers que nous connaissons ; mais est-ce bien là une critique de l’Esprit des Lois ? Il me semble que c’est exagérer le rôle de la morale que de vouloir qu’elle soit partout. Que de choses belles, bonnes, excellentes, dignes d’admiration, qui ne nous apprennent pas nos devoirs : les sciences par exemple et les beaux-arts ! En lisant Newton et Buffon, en admirant Raphaël et Poussin, pensons-nous bien sérieusement à nous améliorer ? Et même la littérature, prise dans son idée précise, a-t-elle bien ce but ? est-il vrai que Racine nous apprenne à gouverner nos passions ? A porter la question sur ce terrain, croyez-vous pouvoir résister avec avantage aux objections de Bossuet, de Nicole, de Rousseau contre la comédie ? Pourquoi donc tout juger au point de vue de la morale ? Montesquieu ne nous apprend pas à dompter nos passions ; mais ce n’est pas son objet : il nous apprend autre chose. Enfin, si nous acceptions ce