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l’espèce de renaissance qu’a eue la tragédie classique il y a quinze ou vingt ans. Il sait parfaitement que cela ne vit pas, et que les vers hardis et nouveaux d’Alfred de Musset ont une autre vitalité que ces pâles ombres que l’on décore du nom de tragédies.

En soutenant qu’il n’y a pas de discipline absolue dans les beaux-arts, ou du moins que cette discipline ne se compose que de quelques principes très généraux qui se plient à d’innombrables applications, veux-je dire que tout est également beau, que toutes les époques littéraires se valent, ou encore que toutes les beautés passent à leur tour, qu’elles ne charment que pendant un temps ou doivent céder la place à des beautés nouvelles, également mobiles, également périssables ? Non sans doute : je crois aux beautés stables, durables, éternelles. Je crois à Homère, à Virgile et à Racine. J’accorde donc qu’il y a de grandes époques littéraires, que le goût a ses révolutions et ses décadences, que les époques politiques, scientifiques, industrielles, sont peu favorables à la beauté pure, que les langues se gâtent avec le temps, et qu’en général il n’y a qu’un temps où se rencontre une parfaite harmonie entre la forme et le fond, que ce sont ces époques que l’on appelle classiques, et que les autres temps s’approchent d’autant plus de la beauté qu’ils s’approchent de cet idéal. Tel est le fond de la théorie classique, et c’est là ce qui me paraît incontestable dans la théorie de M. Nisard.

J’admets en même temps qu’il y a bien des places dans la maison du Seigneur, qu’un certain classique n’est pas tout le classique, que le parfait a toujours quelque imperfection qui permet de concevoir un autre genre de parfait, que par exemple le classique du XVIIe siècle n’est qu’une forme de classique qui n’est pas sans défaut, qu’on pourrait soutenir très fortement que le classique grec lui est supérieur et peut-être aussi que le classique anglais ou allemand (si l’on peut employer une telle expression) lui est égal, que pour comparer en toute justice ces différens genres de chefs-d’œuvre, il faudrait lire Goethe et Shakspeare avec la même préparation que nous lisons Racine ou Corneille ; il faudrait se faire Anglais ou Allemand, tandis qu’il nous est si facile d’être Français. Lorsque M. Nisard avance, comme une critique, que les Grecs ont été plus sensibles à la liberté qu’à la discipline, ne ferait-il pas sans le vouloir le suprême éloge de cette littérature ? N’indiquerait-il pas précisément par où Homère et Pindare, Démosthènes et Platon sont supérieurs même à Racine, même à Bossuet ? Lorsqu’il nous dit que dans les littératures du nord « l’équilibre est à chaque instant rompu entre l’imagination et la raison, » cela est-il bien prouvé ? Sommes-nous en mesure de juger de la part que la raison peut