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les poèmes français furent un objet de raillerie pour le XVIIIe siècle, et c’est de nos jours seulement qu’on les étudie comme des documens historiques d’une haute importance. Nous faisons pour eux le travail que firent les alexandrins pour l’épopée homérique. La première cantilène carlovingienne n’est pas un poème, c’est un chant composé pour un but déterminé, comme on fait un discours politique ou un plaidoyer ; elle fait partie de l’histoire. La chanson de gestes est une œuvre poétique, mais tout entière fondée sur l’histoire et n’ajoutant à la réalité que l’expression de l’enthousiasme populaire et cette admiration naïve qui transforme les hommes en héros. Le roman d’aventures ajoute au réel l’imaginaire ou l’idéal ; à mesure que les années s’écoulèrent, on vit dans ces poèmes la réalité s’obscurcir et l’invention prendre la place de l’histoire[1].

Dans l’Inde, c’est-à-dire à l’autre extrémité du monde aryen, les choses s’étaient passées à peu près de la même manière. Déjà le Vêda nous montre un certain nombre de chants d’une couleur épique où sont célébrées les actions de rois ou de chefs militaires. Quand la féodalité indienne se fut constituée sur les rives du Gange et de l’Indus, et que les castes eurent pris quelque solidité, le rôle de poète héroïque appartint à une classe d’hommes nommés sûtas, c’est-à-dire écuyers, dont la fonction était de conduire le char du seigneur, d’observer ses actions guerrières et de les chanter au retour. Nous possédons dans le Mahâbhârata une épopée dont le noyau primitif, composé par un sûta, ne renfermait que douze ou quinze mille vers au plus, et qui avec le temps s’est accru, par des additions intérieures, des épisodes et des amplifications, jusqu’à devenir un véritable roman d’aventures et embrasser deux cent cinquante mille vers ; on y travaillait peut-être encore au siècle dernier. Le nom des poèmes indiens composés primitivement par des écuyers est celui de purânas, c’est-à-dire légendes antiques ; tout le monde sait que l’Inde en possède un assez grand nombre. Plus tard, lorsque l’art de la composition poétique se fut perfectionné, des hommes plus savans se mirent à rédiger librement des épopées dont le fond leur était fourni par les légendes, mais auxquelles ils donnèrent une forme plus habilement conçue et dans lesquelles ils mirent des actions et des personnages imaginaires ou symboliques. Ces œuvres nouvelles portèrent le nom de poèmes (kâvya), et leurs auteurs celui de poètes (kavi). Ces épopées, vrais romans d’aventures, devinrent à leur tour le point de départ de poésies plus libres encore, d’épisodes plus ou moins variés, de drames et de traductions dont

  1. Voyez l’Essai sur l’origine de l’épopée française, par M. Cb. d’Héricault. Franck, 1860.