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est confondu avec le détroit de Sicile, les roches bleues de l’entrée de la Mer-Noire avec celles de Charybde et de Scylla. L’Olympe, décrit dans sa réalité par l’Iliade, n’est plus ici qu’une montagne idéale, sans situation fixe et dont l’existence est impossible. Mais l’auteur a vu la Grèce, Thèbes, la Béotie, le Parnasse ; il a parcouru le Péloponèse ; il décrit toute la côte occidentale avec une parfaite exactitude, ainsi que les îles et surtout Ithaque, centre d’action de tout le poème. L’Odyssée a été écrite dans l’ouest de la Grèce, selon toute vraisemblance. On conclut de même quand on étudie dans les deux épopées les comparaisons, c’est-à-dire les passages où le poète s’adresse en son propre nom à ceux qui l’écoutent et leur cite les objets qui leur sont, ainsi qu’à lui, les plus familiers. Ici le contraste est saisissant. Les images les plus ordinaires dans l’Iliade sont tirées du lion, animal asiatique étranger à l’Europe dans toute la période géologique actuelle. Le lion est partout dans ce poème comme terme de comparaison : il attaque les bêtes sauvages et les troupeaux, il descend jusque dans les plaines pour y égorger les bœufs et les autres bêtes de labour ; on lui fait la chasse de plusieurs façons que le poète et ses auditeurs connaissent également. On donne aussi la chasse au cerf, au sanglier, au loup, au taureau sauvage, au léopard, à la panthère, animaux dont plusieurs appartiennent à l’Asie. Enfin on décrit au vingt-unième chant le fléau des sauterelles, phénomène dont j’ai moi-même été témoin dans la plaine de Troie, et qui est absolument inconnu dans la Grèce et dans ses îles. Dans l’Odyssée, il n’y a plus ni taureaux sauvages, ni lynx, ni panthères, ni léopards, ni sauterelles. Il est parlé du lion dans cinq comparaisons, dont trois le représentent vaguement, et les deux autres à faux. Si l’Iliade est un poème d’Asie-Mineure et l’Odyssée un poème des îles ioniennes, cet intervalle, eu égard à l’état de la navigation, était aussi grand pour les Grecs que l’est pour nous la distance de Bordeaux au Brésil.

Celui des dates ne paraît pas moindre. On n’a aucune donnée historique sur l’âge des deux poèmes, on peut les avancer ou les reculer à volonté dans un espace de quatre ou cinq cents ans. On est donc forcé, pour résoudre la question, d’examiner le contenu des deux ouvrages et de les comparer entre eux. Or à ce point de vue les différences forment de véritables contrastes. Dans l’intervalle, les dieux ont changé de nature, d’aspect et de séjour. Dans le plus ancien des deux poèmes, Minerve est une femme guerrière et violente dont le casque et la lance couvrent plusieurs bataillons ; Mars, belliqueux et détesté, d’un seul cri de sa bouche couche à terre une armée entière ; Vulcain, quoique boiteux et ridicule, est très fort et a pour épouse Charis, aussi chaste que belle ; tous les dieux