Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/858

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce n’est pourtant qu’une coquille de noix. Il y a sur l’avant une salle longue, basse, étroite, avec deux rangées de cases fermées seulement de rideaux de coton : c’est là que vingt ou trente passagers dorment, s’habillent, mangent, fument et souffrent du mal de mer. La cabine des dames, plus convenable, est interdite aux hommes seuls. Une tente déployée entre les deux cabines abrite les passagers en plein air, pour qui l’on tend tous les soirs des espèces de hamacs. Quant à des lits, il n’y faut pas songer ; on se couche sur des sommiers de paille tressée couverts d’un drap plus ou moins propre. On change de chemise dans sa couchette, ou l’on n’en change pas du tout. A l’heure des repas, mon cadre est barricadé de piles de verres et d’assiettes, si bien que je me trouve emprisonné dans une cage de six pieds sur un et demi. Les repas eux-mêmes sont à la mode espagnole : vingt plats entassés sur la table, et rien à manger, si ce n’est par hasard une aile de poulet, une tranche de banane frite ou un filet de poisson grillé ; du reste abondance de ragoûts odorans et colorés pour les gens qui aiment l’ail, le safran, le piment, l’huile et la crasse. — Et sur l’article des bagages, à peine mon anxiété était-elle calmée que la voilà qui se réveille au vu d’une certaine pancarte où sont affichés les règlemens de la compagnie, lesquels, conçus tout entiers pour la commodité des employés et l’incommodité des voyageurs, portent en propres termes : La empresa no responde de perdidas de equipaje, ni de ninguna clase de averia[1]. Une autre clause ajoute : « Pas de réclamations admises après le débarquement, la responsabilité du vapeur cessant alors. » Ailleurs les règlemens sont faits pour défendre l’individu contre les abus des compagnies, ici pour défendre les compagnies contre les réclamations des individus…..

Hier matin, je me réveillai dans la rade de Cienfuegos ; nous étions amarrés à la jetée, et les tonneaux, les balles, les caisses roulaient activement sur le pont. Cienfuegos est une petite ville tout américaine et un des centres les plus importans du commerce de l’île. Il y a toujours trente ou quarante navires dans son beau port, semblable à un lac intérieur. Il avait plu la nuit précédente, et des pans de brouillards pendaient sur un groupe de hautes montagnes. Les côtes fraîches de la baie font un charmant contraste à cet arrière-plan superbe. On en sort par un canal étroit et tortueux que défend un vieux fortin espagnol aux bastilles hautes et minces, bâti dans un style qui rappelle les arquebuses et les coulevrines.

Le soir, à la nuit tombante, nous jetons l’ancre dans une baie

  1. « La compagnie ne répond pas de la perte des bagages, ni d’aucune espèce d’avarie. »