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sourire mystérieux. Il est fort connu et fort considéré à Santiago, où il fait depuis vingt ans le commerce de la chair humaine : c’est lui qui approvisionne les plantations du voisinage. En dépit de sa rudesse de matelot, les plus riches propriétaires ont avec lui les relations les plus courtoises et même les plus amicales. Que voulez-vous ? Il y a entre eux un échange de bons offices qui doit naturellement les mettre au même niveau. Il est bien juste que la profession de négrier soit un titre à être admis dans l’aristocratie de l’esclavage.

Il y a pourtant des lois contre la traite ; mais vous savez l’indulgence paternelle des gouverneurs espagnols pour ce genre de contraventions innocentes. Les lois ne servent qu’à élever le prix de la marchandise, à diminuer la concurrence, et à revêtir ainsi d’une considération plus grande l’homme qui ose défendre à ses risques et périls la cause sainte de la liberté du commerce. D’ailleurs, quand le hardi contrebandier vient séjourner dans le port, il a plutôt l’air d’un grand seigneur voyageant sur son yacht de plaisance que d’un commerçant vulgaire et affairé. Son vaisseau est à peu près vide : bien malin qui saurait y découvrir une seule tête de son bétail africain. Il a débarqué clandestinement sur quelque point désert de la côte une cargaison vendue d’avance, et il ne vient à la ville que pour voir le monde et recevoir des commandes nouvelles. Il est même en excellens termes avec les officiers de la corvette française en station à Santiago. Ceux-ci savent parfaitement à quoi s’en tenir sur son négoce ; mais ils ne l’ont pas encore pris la main dans le sac. Il paraît que son navire, qu’il appelle une goélette, est d’une grandeur tout à fait inusitée. Il a les proportions d’un bâtiment de guerre, et l’aménagement prouve à l’évidence qu’il est destiné à recevoir des cargaisons humaines. Notre flibustier joue gros jeu, car, sans compter les autres peines, nos lois punissent la traite de la dégradation civique et de la perte de la qualité de Français. Or le brave capitaine paraît tenir à son pays non moins qu’à son métier. Il n’a aucune envie de changer son drapeau tricolore pour la banderole rouge et jaune de la reine des Espagnes.

Voilà le singulier personnage que j’observe avec une curiosité mêlée malgré moi d’une certaine répulsion. Nous sommes déjà au mieux, et pourquoi lui ferais-je mauvaise mine ? Ce terrible mangeur de nègres ne me dévorera pas. C’est d’ailleurs une bête féroce très apprivoisée, qui sait fort bien cacher ses griffes. La conscience de ces gens-là a une forme toute particulière, et je gagerais que mon négrier n’est pas au fond plus malhonnête que beaucoup de contrebandiers ou de maquignons fort pacifiques. Il est jovial, bon compagnon, généreux à sa manière ; il a la réputation de tenir scrupuleusement sa parole. Je crois que c’est encore, de tous les