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pas. — Celui-là, nous dit-il, avec un sourire mystérieux, personne ne sait d’où il sort.

— Excepté vous, capitaine.

Il se frotta le nez avec un air de bonhomie, et ne répondit rien. — C’est donc un assassin ? un faussaire ? un repris de justice ?

— Écoutez, dit-il, je le connais depuis vingt ans, et je ne voudrais pas en parler. A quoi cela sert-il ? Mais, puisque vous le savez déjà, je peux vous le dire : eh bien ! oui, il a fait des faux. Il était négociant, dans de mauvaises affaires ; il a fait de faux connaissemens, et il a décampé avec la grenouille. On l’a condamné par contumace, et il ne peut plus rentrer en France. Voilà ce que je sais.

— Et vous êtes son ami ?

— Que voulez-vous ? Si c’est un voleur, cela ne me regarde pas, pourvu qu’il ne me vole pas moi-même.

— Mais que vient-il faire à Santiago ?

— Je crois… j’ai entendu dire qu’il venait pour acheter une terre.

— Diable ! mais alors il lui faut des nègres sur sa terre. Où les trouvera-t-il ?

— Dame, répliqua le capitaine, je ne sais pas ; c’est son affaire, à lui.

— On prétend qu’il y a encore manière d’en trouver en payant bien. Cela m’étonne un peu, car les lois sont sévères contre la traite. Qu’en dites-vous, capitaine, est-ce bien vrai ?

Le capitaine se gratta la tête et fit la grimace. Nous ne lui en demandâmes pas davantage ; nous l’avions assez retourné sur le gril pour savoir, à n’en pas douter, que notre ami le capitaine avait fait un marché avec notre voisin le faussaire pour lui fournir à son prochain voyage une bonne cargaison de beaux nègres bien portans et tout frais émoulus d’Afrique. Nous changeâmes nos batteries. Nous avions vu par hasard l’homme à grande barbe, le prétendu médecin français, retenir passage à bord de l’Eugénie après avoir annoncé à grand bruit qu’il se fixait dans la ville, et nous pensions que le capitaine pourrait bien savoir pourquoi ; mais à peine lui eûmes-nous exprimé nos doutes que le pauvre homme changea de couleur et frappa de son poing fermé sur la table en poussant un jurement terrible ; puis il nous raconta qu’il l’avait recommandé le matin même au docteur W…, un homme très riche et très généreux, qui devait lui prêter de l’argent pour subvenir aux premiers frais de son établissement. La chose était claire : le misérable allait s’enfuir avec l’argent prêté ! Nous conseillâmes au malheureux capitaine d’aller au plus tôt chercher la police, et nous le laissâmes en proie à ses perplexités. Il paraît que, réflexion faite, il a mieux aimé aller