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nouvelles du pays ; mais quels jours de fête lorsque la blanche silhouette d’une voile se dessinait à l’horizon ! Quel fraternel accueil attendait ces nouveau-venus, parmi lesquels chacun espérait trouver un ami, un parent peut-être, car ces émigrations se recrutaient généralement dans certaines provinces déterminées de la mère-patrie. Parfois aussi la guerre coupait court même à ces rares communications, et le colon devenait soldat pour repousser les attaques du dehors, sans se préoccuper des secours incertains de la métropole. Cette rude existence fut celle de d’Enambuc et de Duparquet à la Martinique, de Jacques Cartier et de Champlain au Canada, ainsi que de tant d’autres moins illustres. Quel n’aurait pas été l’étonnement de ces hommes de fer, si on leur eût prédit qu’un jour viendrait où peu d’années suffiraient à une colonie pour être aussi richement dotée qu’elle l’était de leur temps par le travail de plusieurs générations ! Ce fut l’heureuse fortune de la Cochinchine. Pour elle, le laborieux enfantement du XVIIe siècle a été remplacé par une courte et glorieuse période de conquête. Le colon y a toujours ignoré l’appel aux armes, la crainte de la disette ou du pillage lui est inconnue ; enfin les communications régulières que la vapeur assure avec la France lui permettent de se faire illusion sur son éloignement du pays. Ces facilités sans nombre ont-elles été un bien ou un mal ? L’aiguillon de la nécessité n’a-t-il pas, au moins dans une certaine mesure, son utilité et sa raison d’être dans la complexe organisation d’un nouvel état de choses, et l’administration qui endosse de la sorte toute responsabilité à son compte ne ressemble-t-elle pas un peu au maître qui rédigerait lui-même les devoirs de son élève pour qu’ils fussent mieux faits ? C’est à quoi nous ne pouvons mieux répondre qu’en esquissant rapidement l’histoire des premières années de notre établissement de Cochinchine.

Le début de nos opérations remonte au mois de septembre 1858. Deux ans auparavant, des réclamations énergiques avaient été présentées par M. de Montigny à la cour d’Annam au sujet des persécutions dont nos missionnaires avaient eu à se plaindre. Malheureusement à cette époque notre division navale dans les mers de Chine était trop faible pour obtenir quoi que ce fût d’un gouvernement qui ne reconnaît que la force, et l’empereur Tu-Duk, qui régnait à Hué depuis 1847, éconduisit sans peine notre plénipotentiaire. « Les Français aboient comme des chiens et fuient comme des chèvres, » telle avait été l’insolente inscription placardée par les mandarins après notre départ. Le passage de cette mission à Tourane avait été marqué cependant par un hardi coup de main, qui faisait honneur aux marins du Catinat et à leur commandant ; mais il fallait désormais autre chose pour ramener les Annamites au sentiment de leur infériorité et au respect du nom européen,