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pendant des années, et cette vie d’arroyos leur était à la longue devenue si familière, qu’ils redoutaient presque de la quitter pour retrouver à Saigon ce qui leur eût paru le dernier mot de la contrainte et de la gêne sociale. Saigon, Mytho, Bien-hoa, Baria, ce sont là en effet les grands centres du pays, le but des voyages de nos canonnières, qui y produisent à leur arrivée autant d’émotion qu’il y a cinquante ans l’entrée d’une diligence dans nos villes de province. On entoure les nouveaux débarqués, on les escorte, on les questionne, et le soir l’unique café qui sert de point de réunion est assuré d’avance de se voir le théâtre d’une animation exceptionnelle.

Des quatre villes que nous venons de nommer, Mytho est celle qui a conservé le plus de physionomie. C’est d’ailleurs, après Saigon, la ville la plus importante de la colonie, et c’est en même temps le port où doit venir aboutir tout le commerce du Cambodge, sur lequel elle est située, au confluent du fleuve avec l’arroyo de la Poste. Cet arroyo la divise en deux parties. Sur une rive est l’établissement européen, groupé autour de la vaste citadelle des mandarins, que nous avons appropriée à notre usage ; sur l’autre s’étend, une sorte d’Amsterdam annamite, fort sale, fort incommode, fort malsaine, mais aussi fort curieuse, que nous avons baptisée du nom de Vieux-Mytho. Reposant à moitié sur le sol, à moitié sur pilotis, les maisons baignent d’un côté leur pied dans la rivière, et donnent de l’autre sur une rue étroite et glissante, à chaussée bombée et pavée de briques ; les marchands, groupés par corps de métiers, y attendent dans d’obscures échoppes le bon vouloir du chaland avec tout le flegme de la philosophie orientale. La circulation n’est pas facile le matin, alors qu’acheteurs et vendeurs en plein vent y affluent de la campagne environnante ; en revanche, tout redevient tranquille l’après-midi, et l’étranger qui se sent alors la patience de consacrer une heure ou deux à errer de boutique en boutique est souvent récompensé par quelque trouvaille inattendue. Ici ce seront tous ces objets de la vie usuelle importés du Céleste-Empire que le bas prix empêche de comprendre dans les chargemens de chinoiseries dont la France est inondée depuis quelques années. Là ce sera un brûle-parfum à forme antique, en bronze habilement niellé, ou encore, au fond de quelque étalage, une ces boîtes à bétel que nous avons si promptement appris à rechercher. Parfois enfin, et le jour sera marqué d’une croix blanche, en pénétrant dans l’intérieur de ces maisons sordides, le promeneur découvrira dans un coin un de ces meubles splendides fabriqués au Tonkin, dont l’ébène fait si bien ressortir en gamme irisée et chatoyante les riches incrustations de nacre ; mais aussi quels pourparlers seront nécessaires pour obtenir une réponse du défiant. Annamite, et par