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jeune imbécile jusqu’à la niaiserie de son père, qui aime mieux confirmer son dire et le déclarer un voleur que de l’exposer à la colère de ce mari outragé ou plutôt croyant l’être. La situation se dénoue enfin par un moyen aussi raisonnable et aussi vraisemblable que tout le reste. Cette jeune fille pour laquelle a eu lieu tout, ce tumulte est à deux pas de la maison, occupée à danser dans un bal champêtre ; tout le village, ardent à la poursuite de l’amoureux, est dans le parc ou au château, et elle l’ignore ; on arrête un voleur chez elle, on va chercher le commissaire de police à deux lieues de là, tout est en rumeur, et elle ne sait rien, ne sent rien, ne soupçonne rien : elle danse toujours. Elle rentre enfin avec l’aurore dans cette maison désolée, et son récit ingénu met à l’instant tout le monde d’accord et dissipe tous les orages.

Certes la plume tombe des mains en résumant de pareilles aventures, et vingt fois devant cette succession d’absurdités la patience est sur le point d’échapper à tout spectateur raisonnable. Cependant le gros du public se plaît évidemment à ce spectacle, et, à tout prendre, lorsqu’on peut laisser sommeiller son jugement, on y trouve quelque plaisir. Voici comment s’explique peut-être cet excès d’indulgence. La déraison même du théâtre contemporain et son mépris absolu de toute vraisemblance (malgré ses prétentions au réalisme) nous ont tous habitués plus ou moins à ne plus tenir compte de la marche générale d’une pièce, et à considérer chaque scène en elle-même comme une œuvre complète et indépendante du reste de l’action. Ce parti une fois pris, et nous le prenons à notre insu dès que le rideau se lève, nous trouvons du plaisir à toute scène bien faite, quelque improbable que soit la situation des personnages, quelque invraisemblable que soit leur conduite. C’est ainsi que dans ce drame ridicule nous finissons par nous contenter, pour être émus, de voir un père trembler pour la vie de son enfant, de voir un jeune homme accablé par la perte de son honneur, bien qu’il n’y ait aucune raison pour mettre cette vie en jeu ni pour sacrifier cet honneur. Enfin notre besoin de nous amuser, sinon d’admirer, se prenant où il peut, nous finissons par ne plus même exiger que la scène soit bien faite, pourvu que l’acteur soit agréable, ni que le sentiment exprimé soit juste ou naturel, pourvu qu’il soit rendu avec art par l’interprète secourable de l’auteur, mille fois plus digne que l’auteur lui-même de nos applaudissemens. Ce sont les acteurs, et au premier rang d’entre eux Pradeau, qui sont surtout responsables du succès si immérité de l’œuvre de M. Sardou ; mais au-dessus de Pradeau, et au-dessus de tout ce que nos théâtres peuvent compter d’artistes excellens, il faut décidément placer cette Mlle Delaporte, dont chaque rôle est un nouveau progrès, qui est tour à tour une piquante coquette et la plus touchante ingénue, pour laquelle on en est venu à prononcer sans trop d’injustice le grand nom de Mlle Mars, qui semble enfin vraiment dépeinte dans ce vers charmant de La Fontaine :

Et la grâce plus belle encor que la beauté.

Lorsque cependant le rideau retombe, lorsqu’on échappe à l’illusion de la scène, au plaisir que les acteurs nous donnent, et qu’en repassant ce qu’on