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accepté des ducs. Ceux-ci ne détruisirent point cependant ce dernier asile de l’antique indépendance allobrogique, et Ménabréa cite des jugemens rendus par les tribunaux de ces populations libres jusqu’en 1559, après la rentrée d’Emmanuel-Philibert dans ses états.

Ce prince, le véritable initiateur de la politique italienne de sa maison, est aussi celui qui a commencé le premier la délivrance de la population taillable et corvéable à merci. Il vint à son secours par l’édit du 20 octobre 1561, qui abolit les servitudes les plus odieuses. Il parle dans le préambule un langage qui dut paraître bien nouveau à cette époque. « Puisqu’il a plu à Dieu, dit-il, de restaurer l’humaine nature dans sa liberté première, et quoique le nom odieux d’esclavage, introduit par les païens, ait été aboli par les princes chrétiens, nous avons néanmoins trouvé une forme d’esclavage appelée taille ou mainmorte, qui accable les hommes de charges insupportables sous les noms d’angaries et de pérangaries. Ému dans notre âme des plaintes de ces malheureux qui désirent sortir de leur misère et se racheter, nous avons délibéré de leur en fournir le moyen. En conséquence, nous avons résolu de délivrer nos sujets de toute condition servile et de les déclarer, eux et leurs biens, libres et francs à jamais, liberi e franchi per sempre. » Le moyen qu’il leur offre est remarquable : c’est un système de vente, d’achat et d’échange des droits féodaux. Dans ce système, toute servitude réelle ou personnelle devient un objet de commerce, peut et doit être estimée en argent. Le rachat est d’abord facultatif, mais il est rendu obligatoire par des édits postérieurs qui affectent à cette opération tantôt les biens communaux, tantôt les fonds publics de la monarchie, parfois les deniers privés du prince, et toujours le pécule du mainmortable. L’indemnité d’abord librement débattue, fixée ensuite et imposée d’autorité, tel est le levier imaginé pour alléger et pour abolir à la fin le fardeau féodal. Par ce système, la délivrance s’accomplit lentement dans les états de Savoie ; mais, poursuivie avec persévérance, sans secousses violentes et avec le consentement des classes intéressées, elle a produit des effets dont les mœurs portent encore la visible empreinte.

Il n’est pas un étranger arrivant en Savoie qui ne s’aperçoive de l’ascendant qu’exerce encore le hobereau. L’esprit des classes inférieures de la campagne ne lui est point hostile ; l’atmosphère qui l’entoure n’est pas comme ailleurs chargée de ressentimens amers et de haines inconscientes, et pour peu qu’il y mette de bonne volonté, il fait bientôt reconnaître et accepter son influence. Cet ascendant n’est pas uniquement dû à l’abaissement de la population rurale, à son manque d’instruction et de bien-être, car on voit les