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ancien maître. Dans la lettre qu’il lui écrivit de Saint-Genix en Savoie, le 21 mai 1601, au moment de se retirer pour toujours sur le nouveau territoire français, il exprime sa profonde douleur d’être forcé d’abandonner le service de son altesse, « ce service, dit-il, auquel j’avais donné mes meilleurs pensées, usé mes meilleures années, et pour lequel j’avais franchi tant de travaux. » N’accusant personne de son infortune, il l’impute à la fatalité seule et cite ces vers du poète italien :

Si che l’uom né per se star nè per fuggire
Al suo fisso destin può contraddire.

« Je m’en vais, ajoute-t-il dans le style alambiqué de l’époque, je m’en vais plein de respect et d’amour envers votre altesse. Son courroux m’a chassé ; mon désastre sera plus grand qu’il ne sera regretté. J’aurai mes ennuis pour compagnons fidèles de mon absence ; je ferai de toutes mes peines ensemble un corps qui, vivifié du mouvement de mes douleurs, ira tous les jours se présenter en sacrifice pour offrande expiatoire aux pieds de l’image de son courroux. Là, mes soupirs et ma longue infortune fléchiront par aventure cette extrême rigueur. » Le coup était d’autant plus immérité que Lucinge avait toujours conseillé au duc d’éviter cette malheureuse guerre par des concessions sur la question de Saluées. Patriote cisalpin, il prévoyait que cette affaire italienne allait amener comme contre-coup l’amoindrissement de la monarchie en-deçà des Alpes. On n’était pas encore persuadé de la nécessité de perdre de ce côté pour gagner de l’autre.

Cette nécessité n’est devenue évidente que depuis le traité de 1604. Réduite dès lors aux frontières qu’elle a conservées jusqu’à la dernière annexion, la Savoie n’a plus été considérée par ses souverains que comme l’appoint de leurs agrandissemens en Italie ; mais à ce dernier point de vue elle leur a été bien utile. C’est vraiment de la Savoie et par la Savoie que s’est formée la grandeur actuelle de la maison qui porte son nom. Celle-ci s’est fortifiée et agrandie d’abord par les qualités guerrières de ce petit pays, par cette vaillante brigade recrutée dans ses montagnes, toujours prête au combat, unissant l’élan français à la solidité germanique, qui a été pendant trois siècles le nerf de la puissance militaire du Piémont. Elle n’a pas trouvé moins de ressources dans ses qualités morales, dans ce tour d’esprit fin et délié qui plie sans rien céder, habile aux détours, et que n’embarrassent pas trop de scrupules sur les moyens d’arriver à ses fins. Par ces qualités ou par ces défauts, la Savoie a été une véritable école de diplomatie où ses ducs et ses rois se sont formés à cette politique habile et prévoyante qu’on ne