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la soirée ; c’est un faubourg de Canton, transporté aux portes du riche quartier de Weltevreden, où se développent à l’aise les résidences luxueuses des nababs européens. Quoique le plus grand nombre de ces émigrans retournent en Chine dès qu’ils se sont amassé sou par sou quelques milliers de francs, on en voit aussi qui jouissent librement de leur fortune dans l’île même, qui déploient presque du luxe, et qui poussent l’assurance jusqu’à se promener dans d’élégantes voitures à eux ; pareille énormité ne serait jamais tolérée à Manille.


II

J’ai hâte de montrer le Chinois dans un milieu moins systématiquement hostile, du moins au début, que ceux dont nous avons parlé jusqu’ici. Singapore et Saïgon sont dans ce cas. À Singapore cependant il se retrouve en contact avec la race qui l’a si durement accueilli en Australie ; mais l’Anglais sait, comme tant d’autres, avoir au besoin deux poids et deux mesures, sans peut-être se rendre compte du désaccord moral que présente sa conduite. En Australie, c’est au pays qu’il demande la richesse, c’est du sol même qu’il veut la faire sortir, et l’émigrant devient un rival dont il combat la concurrence redoutable ; ici, où ses vues sont exclusivement tournées vers les affaires maritimes, où il ne veut créer qu’un entrepôt commercial sans se préoccuper de cultiver la terre, le Chinois n’est plus au contraire qu’un utile auxiliaire, dont l’industrie l’affranchira en partie des soucis de la vie matérielle. Rien n’est plus curieux que de visiter les jonques qui amènent ces émigrans par centaines avec la mousson de nord-est pour repartir aux premiers souffles de la mousson de sud-ouest, car ces marins primitifs goûtent peu la brise debout ou le louvoyage, et l’antique proverbe de nos matelots qui donne au vent arrière la méprisante appellation de navigation de Chinois n’a pas cessé d’être vrai. Ces voyages sont les mêmes depuis des siècles. On peut relire dans Marco-Polo la description de la flotte qui en 1291 l’amena du Peiho à Ormuz avec les ambassadeurs de l’empereur Kublaï, et l’on sera étonné de voir avec quelle exactitude les détails transmis par l’Hérodote du moyen âge s’appliquent aux jonques d’aujourd’hui. Ce sont toujours les mêmes formes lourdes, carrées et massives, les mêmes ancres en bois, et les quatre mâts d’une seule pièce parfois de plus d’un mètre de diamètre, c’est-à-dire aussi gros que les bas mâts d’une frégate. Un œil énorme, gage emblématique de la vigilance du capitaine, ressort en vives couleurs de chaque côté de l’avant. La poupe, qui s’élève au-dessus de l’eau aussi haute que les