Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 66.djvu/418

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans nos Antilles. Les Anglais et les Espagnols ont employé ces derniers plus que nous, et pendant longtemps de nombreux abus signalèrent le transport de leur fret humain à travers l’océan, pour les Espagnols surtout, car on n’avait plus affaire aux jonques paisibles et primitives que nous avons vues à Manille et à Batavia. Nulle surveillance, nul contrôle n’étaient exercés au départ, encore moins pendant un voyage toujours long, et beaucoup de capitaines en profitaient pour encombrer leurs bâtimens au-delà de toute mesure, jusqu’à faire du nombre des morts probables un des élémens du calcul de leur spéculation. Les courriers qui arrivaient en Europe apportaient sans cesse aux journaux de nouveaux sinistres à enregistrer, révoltes à bord, incendies et massacres en mer. En 1855, un trois-mâts américain, le Waverley, avait relâché sur rade de Manille avec un chargement de 442 Chinois pour la Havane. A la suite d’une insignifiante altercation, le capitaine recourut à l’argument favori du Yankee, tua l’un de ses passagers d’un coup de revolver, et réussit avec l’aide de son équipage à refouler les autres dans l’entrepont, dont il condamna les écoutilles. Il alla ensuite passer la journée à terre, s’y grisa, et ne revint à bord qu’à une heure avancée de la nuit pour visiter ses prisonniers. Étouffés dans l’étroit espace où on les avait renfermés depuis plus de douze heures, 251 d’entre eux, c’est-à-dire plus de la moitié, n’étaient que des cadavres ! Les annales de la traite offrent peu de faits aussi révoltans. L’histoire du navire italien le Napoléon-Canevaro fut plus tragique encore. Il se rendait au Callao avec 600 émigrans. Une querelle s’engage. Les Chinois, assaillis à coups de fusil et de pistolet, sont, comme sur le Waverley, refoulés et emprisonnés dans l’entre-pont, où, ne s’inspirant que de leur soif de vengeance, ils mettent le feu au vaisseau. L’équipage veut se rendre maître de l’incendie ; les passagers refusent de l’aider et contemplent le progrès des flammes avec l’impassible résignation du fatalisme oriental. Le dénoûment du drame ne fut connu que par quelques matelots échappés au naufrage sur un canot et recueillis en mer par un brick brêmois qui les conduisit à Saigon. On vit des faits analogues à bord des navires Amelia-Felipa, Spartan, Robert Brown, Norway, Queen, Anaïs, Gulnaré, Carmen, Duke of Portland, Banca, américains pour la plupart.

La cause principale de ces catastrophes coup sur coup répétées gisait dans le mode de recrutement pratiqué au départ et dans le manque absolu de contrôle, qui faisait de ces enrôlemens la plus coupable des industries. Des Chinois se constituaient les pourvoyeurs de cet infâme commerce ; ils s’emparaient de leurs compatriotes par violence ou par ruse, les conduisaient à bord de navires