Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 66.djvu/419

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mouillés en rade, et les y vendaient aux courtiers d’émigration, sans s’inquiéter autrement des réclamations de leurs victimes. Ces faits se produisaient journellement à Canton, à Swatow, à Macao. Comment s’étonner que les malheureux déportés de la sorte, le plus souvent d’ailleurs vagabonds sans aveu, fussent toujours prêts, aussitôt en mer, à s’insurger contre leurs geôliers ? Si les Européens eurent le tort de ne point empêcher ces rapts dès l’origine, au moins n’y prirent-ils jamais une part directe. Quant aux autorités chinoises, il faut leur rendre cette justice, qu’elles ne cessèrent de protester, même alors que nous étions maîtres de Canton en 1859 et 1860. Laou, gouverneur de la province, publia proclamation sur proclamation, imité en cela par les chefs militaires des forces anglo-françaises ; il signala les noms des navires les plus notoirement convaincus de se livrer à ces indignes manœuvres ; il procéda même de son propre mouvement à l’arrestation de vingt-neuf Chinois accusés de ce crime, et en fit décapiter dix-huit le même jour. Enfin il obtint que tous les émigrans actuellement à bord des vaisseaux en partance seraient interrogés, afin de rendre à la liberté ceux qui le demanderaient. Cette mesure rencontra surtout de la résistance chez les capitaines américains, et leur mauvais vouloir fut tel qu’un dixième seulement de leurs coulies fut libéré, tandis que sur d’autres bâtimens, où la visite n’avait pas été entravée, cette proportion s’était élevée à la moitié[1]. S’acharnant jusqu’au bout à la défense de ses concitoyens, Laou insista énergiquement alors pour que tous les émigrans sans exception fussent amenés à Canton, afin d’y subir une enquête à l’abri de toute intimidation. Croyant sortir d’embarras, les Américains envoyèrent leurs Chinois à Macao ; mais l’infatigable Laou remonta des consuls aux chargés d’affaires, et fit si bien qu’à la fin les coulies furent ramenés à Canton : sur 714, on n’en trouva que 2 qui consentissent à s’expatrier ! L’interrogatoire des autres montra qu’enlevés par embûches ils avaient tous été vendus pour une misérable somme de 30 à 150 fr. Dans beaucoup de cas, les victimes avaient été livrées par leurs meilleurs amis.

Ce n’était pas contre le principe même du recrutement que

  1. Les gros bénéfices du transport des Chinois ont toujours séduit beaucoup de capitaines américains, et ce sont surtout leurs navires qui ont été les théâtres des drames dont nous avons parlé, mais jamais le gouvernement des États-Unis n’a sanctionné les abus qui se commettaient ainsi à l’abri de son pavillon. De 1853 à 1857, cette question reparaît dans tous les documens législatifs publiés par le congrès de Washington, et en janvier 1856 les citoyens de la république furent officiellement invités à s’abstenir de ce trafic, qualifié d’immoral. Cet appel resta sans résultats ; la tentation était trop forte.