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transformée en une théorie scientifique, si l’étude des phénomènes la confirme. L’idée à priori, chez le métaphysicien qui invente la nature au lieu de l’observer, est un système qui souvent fait outrageusement violence aux faits. Chez l’expérimentateur, ce n’est qu’une question qu’il adresse à la nature, avec la résolution d’accepter la réponse, quelle qu’elle soit, que lui fera la nature et d’y sacrifier, s’il le faut, les créations idéales de son esprit ; mais sans cette question la science n’existerait pas.

C’est avec une sorte d’enthousiasme sévère que notre auteur célèbre l’apparition de l’idée à priori, révélatrice des grandes lois. A l’accent ému de sa parole, on reconnaît les joies austères de la pensée scientifique, souvent récompensée de son obscur effort par de vives et soudaines illuminations. « Son apparition est toute spontanée et tout individuelle. C’est un sentiment particulier, un quid proprium, qui constitue l’originalité, l’invention ou le génie de chacun. Il arrive qu’un fait ou qu’une observation reste très longtemps devant les yeux d’un savant sans lui rien inspirer, puis tout à coup vient un trait de lumière. L’idée neuve apparaît alors avec la rapidité de l’éclair comme une sorte de révélation subite[1]. » Elle nous montre une relation nouvelle ou inattendue que l’esprit n’apercevait pas entre les choses. Les hommes qui ont le pressentiment des vérités nouvelles sont rares. Ceux qui font des découvertes sont les promoteurs d’idées neuves et fécondes. Ce n’est pas le fait nouveau qui constitue en réalité la découverte, c’est l’idée qui se rattache à ce fait. Les faits ne sont ni grands ni petits par eux-mêmes. La grandeur n’est que dans l’idée ; elle n’est pas ailleurs. Que si maintenant nous cherchons aussi loin que cela nous est possible l’explication de ce phénomène, M. Claude Bernard ne peut en trouver d’autre raison qu’une sorte de pressentiment obscur et languissant chez les esprits ordinaires, vif, actif, lumineux chez les esprits supérieurs, qui jugent tout d’un coup que les choses doivent se passer d’une certaine manière. « On peut dire que nous avons dans l’esprit l’intuition ou le sentiment des lois de la nature, mais nous n’en connaissons pas la forme. » L’expérience seule peut nous l’apprendre.

Je suis frappé, quand je lis ces pages d’une beauté si philosophique, de l’analogie que j’y trouve avec la théorie de l’invention scientifique exposée par Goethe dans ses Aphorismes. Tout ce que nous appelons invention, découverte, n’est pour lui, comme pour le physiologiste français, que la mise en pratique, la réalisation remarquable d’un sentiment original de vérité, qui, longtemps

  1. Introduction à la Médecine expérimentale, p. 59, 61, 266, 299, etc.