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Que nous voilà loin de la table rase et des explications étroites, insuffisantes, de J’empirisme ! Si l’on tient absolument à éliminer de la science l’à priori, on n’admettra même pas cet à priori de l’esprit humain, et comment comprendre sans lui la seule expérience vraiment féconde, l’expérience active, celle qui va au-devant des faits, qui les sollicite, qui, portée toujours en avant par l’élan de l’idée, interroge la nature, lui pose des questions dans tous les sens, la contraint enfin, sous le poids de cette dialectique pressante, à livrer son secret, la loi, qui n’était hier qu’une conception problématique sans autorité, sans crédit, sortie des méditations, d’un savant peut-être ignoré, et qui demain entrera dans le sanctuaire de jour en jour élargi de la vérité universelle ?

Que si, comme l’assure, Goethe, il existe dans l’esprit humain des conceptions idéales qui répondent aux lois de la réalité, s’il est vrai, comme le dit M. Claude Bernard, que nous ayons dans l’esprit l’intuition ou le sentiment des lois de la nature, comment ce rapport pourrait-il exister, s’il n’avait été établi par suite de quelque harmonie préconçue en frêle monde et l’esprit humain ? Nous ne voulons pas en ce moment presser les conséquences de ce fait. Elles sont importantes cependant et méritent de n’être pas négligées. Si l’ordre est deviné, anticipé par notre raison, s’il y a une connexion naturelle et comme préétablie entre l’ordre, dans les choses et la raison dans l’homme, cela ne signifie-t-il absolument rien ? Serait-ce une coïncidence fortuite et sans portée ? Ce serait vraiment là le miracle du hasard. Mais s’il devient évident, que l’ordre dans le monde n’est que la suite d’un grand dessein, et que d’autre part la raison dans l’homme a été disposée pour concevoir cet ordre, de telle sorte qu’elle en porte au fond d’elle-même comme une image anticipée, bien qu’indistincte, dont l’expérience devra faire revivre les vestiges obscurs et l’empreinte encore vague, notre esprit pourra-t-il se refuser à une induction si naturelle qui rapporte à la même cause première et le dessein suivi dans la nature et le pressentiment de ce dessein tracé dans les conceptions idéales de notre raison ? Je m’arrête, pour revenir à l’école expérimentale, qui n’aime pas à pousser ses inductions aussi loin. J’aurais même dû m’arrêter plus tôt, de peur de faire tomber sur M. Claude Bernard un de ces soupçons qui de notre temps peuvent perdre un savant de réputation dans certaines régions scientifiques, le soupçon de métaphysique.

Cette part de l’esprit humain dans la formation de la science, de son activité originelle et propre, antérieure et supérieure à l’expérience, absolument inexplicable pour l’empirisme, a été marquée en traits non moins expressifs par un savant illustre, M. Chevreul, qui dans tous ses ouvrages, mais particulièrement dans ses Lettres à