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auprès d’elle tôt ou tard. Pendant les mois d’hiver, de décembre à avril, saison où règne la mousson du nord-ouest, il arrive à Singapore d’innombrables jonques qui les amènent par centaines; mais il en part presque autant pendant la mousson du sud-est. Ces ingénieux Asiatiques font toute sorte de commerce et se livrent même à la culture, car les principales plantations leur appartiennent ou sont gérées par eux. A l’intérieur des villes, dont ils occupent des rues entières, ils monopolisent certains métiers; ainsi eux seuls sont tailleurs, vendeurs d’opium ou barbiers. On les aperçoit encore dans les boutiques de bouchers et d’épiciers, dans les ateliers de forgerons et de charpentiers. D’autres sont cuisiniers ambulans ou écrivains publics. Les plus instruits tiennent la caisse chez les principaux banquiers. Petit gain ou gros bénéfice, ils ne négligent rien. Quelques-uns amassent d’immenses richesses, par exemple ceux qui sont fermiers des revenus publics. Le gouvernement colonial a été réduit en effet à leur affermer les impôts indirects, qui portent en majeure partie sur l’opium et les boissons spiritueuses, parce qu’ils sont seuls capables de déjouer les ruses des contrebandiers et de faire triompher les intérêts du fisc. Généralement probes et dignes d’inspirer la confiance lorsqu’ils ont réussi, on ne se tient en garde contre eux qu’autant qu’ils sont pauvres, car ils résistent mal, dit-on, aux tentations de la mauvaise fortune. Les Malais sont souvent victimes de leur astuce, de là la haine qui sépare ces deux peuples. On reproche aussi aux Chinois un amour effréné pour les émotions du jeu et pour les jouissances extatiques de l’opium, deux passions que l’autorité anglaise réprime à sa façon en prélevant de lourds impôts ou des amendes sur ceux qui s’y abandonnent. En somme, les émigrans de la Chine contribuent pour la plus large part à la prospérité de la colonie par leur ardeur mercantile et leur esprit d’entreprise. Ce sont des citoyens utiles.

Un autre flot d’émigrans arrive du côté de l’ouest, ce sont les Bengalis de Calcutta et les Klings de la côte de Coromandel. Ces derniers déplaisent davantage, parce qu’ils sont rudes et repoussans. Ils se livrent d’ailleurs aux occupations infimes; ils sont manœuvres dans la campagne, blanchisseurs ou bateliers dans les villes. Il en est de même de quelques milliers d’autres individus venus de tous pays, des Siamois, des Javanais, des Bugis ou indigènes des Célèbes, même des Persans et des Arabes. Toutes les races de l’Asie sont représentées dans les rues de Singapore, toutes y sont bien accueillies et y prospèrent dans les limites de leurs besoins et de leur habileté. Comment se fait-il donc que l’émigration européenne soit si bornée? Pour quel motif les artisans anglais et irlandais qui se rendent en si grand nombre sur le continent voisin