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tiques de son pays; mais il y a partout deux poids et deux mesures, et ce qui pouvait sembler excusable encore chez un simple aspirant au congrès devait paraître inconvenant et intolérable chez un président des États-Unis.

On le lui fit très rudement comprendre à Indianapolis dès le lendemain. Une magnifique réception lui avait été préparée. Une longue procession de citoyens portant des torches et des lanternes vint le prendre au chemin de fer pour le conduire à son logis; mais dans l’immense concert d’acclamations qui retentit sur son passage il y avait je ne sais quoi d’âpre et de violent qui dénotait une lutte sourde entre deux partis exaspérés. Le soir, après souper, vingt mille personnes s’étaient rassemblées sous les fenêtres du président, et commençaient à l’assourdir de leurs cris répétés de speech, speech (discours) ! M. Johnson s’avança sur son balcon et fut accueilli par des huées : la foule demandait Grant, Seward et Farragut. Il fallut obéir, et ces trois grands personnages parurent sur le balcon avec le président. Alors les cris de speech recommencèrent de plus belle. Le président fit signe qu’il allait parler; mais à peine avait-il prononcé le premier mot : « concitoyens... » qu’une tempête indescriptible éclata dans la foule et lui coupa la parole : « Arrêtez! rentrez chez vous, — hurrah pour Andy, hurrah pour Jeff-Davis! — à bas le traître! — Judas Johnson! — Grant, Grant! — New-Orleans! » A chaque essai timide de hurrah pour Andy Johnson, les radicaux répondaient par des clameurs enthousiastes de Grant ! Grant! qui fermaient la bouche au président dès qu’il tentait de l’ouvrir. Puis c’étaient des sifflets, des grognemens, des juremens, des miaulemens, des cris d’animaux. Le peuple américain traitait son président comme un public mal élevé traite en province les malheureux acteurs qui lui ont déplu. Bientôt les deux factions en vinrent aux mains : les radicaux se ruèrent sur les démocrates, éteignirent leurs torches et déchirèrent leurs lanternes. Un coup de pistolet fut tiré, suivi d’une vingtaine d’autres. Les gourdins et les couteaux se mirent à l’œuvre, et en quelques minutes les radicaux restèrent maîtres du terrain. Cependant M. Johnson, après avoir vainement essayé d’apaiser l’émeute, était rentré sagement chez lui. Une balle qui était venue par hasard s’aplatir à côté de lui sur la muraille fournit aux démocrates l’occasion de dire qu’on avait voulu assassiner leur président. Pendant plusieurs jours, ils ne parlèrent plus que du criminel attentat d’Indianapolis; mais cette accusation ridicule n’eut pas meilleure fortune que celle du complot radical de la Nouvelle-Orléans.

Le président continua son voyage par Louisville, Cincinnati et