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reil genre de littérature auprès des beaux esprits du dernier siècle. Cependant le goût ne tarda pas à changer. La haute érudition et le dilettantisme romantique s’emparèrent à l’envi du vieux poème. Le patriotisme allemand souffla encore sur ce beau feu. Jean de Müller n’hésita pas à décorer les Nibelungen du titre d’Iliade germanique. Cette appellation fit une rapide fortune, et il se trouva bientôt des critiques patriotes pour proclamer l’éclatante supériorité du poème germanique sur l’Iliade, l’Odyssée et tous les poèmes antiques réunis tant connus qu’inconnus. Les conjectures sur l’auteur probable de ce chef-d’œuvre abondèrent. Les noms des illustres Minnesœnger des XIIe et XIIIe siècles furent prononcés tour à tour, et, comme autrefois les villes de la Grèce, les diverses régions de l’Allemagne se disputèrent l’honneur d’avoir vu naître l’auteur mystérieux de l’épopée nationale. Le jour vint où cette Iliade trouva son Wolf. Déjà l’on avait émis l’idée, en elle-même fort plausible, que le poème, sous sa forme actuelle, suppose l’existence antérieure de chants isolés, indépendans, mais roulant sur une matière commune, c’est-à-dire sur les faits les plus saillans d’une tradition généralement connue. En 1816, le savant Lachmann voulut préciser cette théorie. Soumettant le texte à une critique minutieuse, il trouva que le poème actuel provenait de la coordination, sous forme suivie, de vingt lais antérieurs, ni plus ni moins, qu’on pouvait encore détacher sans grande peine de leur encadrement. Pendant assez longtemps, tout le monde admit sans discussion la théorie de l’illustre critique, et celui-ci la fortifia encore par de nouvelles recherches en 1842 ; mais en 1854 elle fut combattue avec beaucoup de vivacité par le docteur A. Holzmann, de Heidelberg, qui prétendit avoir découvert le véritable auteur du poème fondamental et qui en reporta la rédaction à la fin du Xe siècle. À son tour, M. Holzmann rencontra un vigoureux antagoniste dans la personne de M. K. Mullenhoff, qui prit la défense des vues de Lachmann, et la prit sur un ton d’excessive aigreur, comme s’il se fût agi d’un dogme trois fois saint. Jusqu’où la manie de l’orthodoxie ne va-t-elle pas se glisser ? On parle de la violence de certaines controverses théologiques et médicales ; mais j’affirme que la théologie et la médecine n’ont absolument rien à envier à ces discussions d’érudits. La théorie de Lachmann n’en sortit pas complètement intacte. L’idée-mère, il est vrai, en peut être regardée comme incontestable, mais le professeur de Berlin avait cru pouvoir lui donner des contours un peu trop arrêtés. Depuis, et sans qu’on ait le droit de dire que les ténèbres qui recouvrent l’origine du poème se soient beaucoup éclaircies, des travaux plus calmes, la fermeté croissante des résultats obtenus par l’étude des questions adjacentes, par-dessus tout