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phe aussi de Gunther après une épouvantable lutte. Kriemhilt va trouver Hagene dans son cachot et lui offre la vie sauve, s’il consent à dire où se trouve le trésor des Nibelungen. Hagene refuse d’indiquer l’endroit tant qu’un seul de ses suzerains vivra encore. Là-dessus Kriemhilt fait décapiter Gunther ; mais, à la vue de la tête coupée de son roi, Hagene déclare à la reine des Huns qu’elle ne saura jamais le secret de la cachette. Kriemhilt furieuse lui tranche la tête avec l’épée de Siegfrid ; mais le vieux Hildebrand, l’un des vassaux de Dietrich, indigné de ce manquement à la promesse faite à son maître, plonge son épée dans le cœur de la reine. L’extermination totale de la famille royale burgonde clôt donc cette tragique épopée, que le poète termine par cette remarque à la fois triste et naïve : « comme toujours, l’amour finit par produire du malheur. Ainsi finit le Nibelungen-Nôt, la détresse des Nibelungen. »

Notre analyse est, il faut l’avouer, bien impuissante à reproduire, ne fût-ce que de loin, l’étrange et sauvage beauté du poème. Elle supprime, à la vérité, des descriptions monotones de fêtes et de parures qui ralentissent l’action et refroidissent souvent l’intérêt ; mais, ce qu’il est impossible de rendre, ce sont ces rudes accens, ces cris de joie et de douleur, ces rugissemens farouches, où la nature humaine éclate dans toute sa violence primitive, telle qu’elle pouvait être au temps où quelques principes de bravoure et de loyauté chevaleresque relevaient seuls un peu au-dessus de la vie purement instinctive. Parfois l’horreur de la situation et des paroles touche au grandiose. Lorsque le feu commence à montrer ses langues ardentes aux fenêtres de la salle où sont renfermés les héros Nibelungen, ivres de carnage et marchant sur les cadavres ruisselans, l’un d’eux prend la parole :


« Nous devons succomber… La grande chaleur me fait tellement souffrir de la soif que je crois bien que ma vie s’éteindra bientôt dans ces tourmens.

« Hagene, le bon guerrier, répondit : — Que ceux qui souffrent l’angoisse de la soif boivent du sang. Dans une pareille chaleur, cela vaut mieux que du vin. Il ne peut y avoir rien de meilleur en ce moment.

« Le guerrier se dirigea vers un mort, s’agenouilla devant lui, délia son casque, puis se mit à boire dedans le sang qui coulait des blessures. Quelque étrange que ce fût, cela parut lui faire grand bien.

« — Que Dieu vous récompense, dit l’homme épuisé, pour l’avis que vous m’avez donné de boire ce sang. Rarement un meilleur vin m’a été versé. Si je survis, je vous en serai toujours reconnaissant.

« Quand les autres entendirent qu’il s’en trouvait bien, il y en eut beaucoup qui se mirent aussi à boire du sang. Cette boisson accrut la force de leurs bras. »