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Sans aucun doute, il y a dans les Nibelungen actuels des élémens ou plutôt des détails empruntés à l’histoire réelle. Les noms des trois rois burgondes régnant à Worms se retrouvent à peu près sous la même forme dans le recueil de lois du roi Gondebaud. En 431, l’armée burgonde, son roi Gondicaire et toute la maison royale burgonde doivent avoir été anéantis par les Huns à la suite d’une grande victoire remportée par ces derniers. C’est du moins ce qu’on lit dans un passage de Prosper d’Aquitaine. D’après Jornandès, pendant la terrible bataille de Châlons-sur-Marne, où vint se briser la puissance d’Attila, les blessés burent du sang pour se désaltérer. L’Etzel du poème est, de l’aveu de tous, Attila lui-même, et ce nom semble le désigner très naturellement comme le prince du Volga. L’empire immense qui lui est attribué, son frère Blœde, sa première femme Herka ou Helche, sa résidence aux bords du Danube, ses croyances païennes, tout concourt à mettre hors de doute cette identité, depuis longtemps constatée. Dietrich von Bern est Théodoric de Vérone, — celui que l’histoire appelle Théodoric le Grand et dont le règne glorieux a laissé une impression prolongée sur les imaginations germaniques, témoin les nombreuses légendes qui ont été recueillies à son sujet : Vérone est la ville sous les murs de laquelle il battit Odoacre ; de là son titre. Le voyage des princes burgondes vers le pays des Huns est décrit avec une remarquable connaissance des localités. On a pu rapprocher aussi de Siegfrid le roi franc-austrasien Sigebert, l’époux de Brunehaut, dont la statue sépulcrale, dans l’église de Saint-Médard près de Soissons, avait les pieds appuyés sur un dragon, et, dans cette supposition, la sanglante rivalité des deux reines Brunehaut et Frédégonde serait la réalité historique latente sous la lutte engagée entre Brunhilt et Kriemhilt. Il faut citer encore un personnage épisodique du poème, l’évêque Pilgrim de Passau, connu dans l’histoire comme un des convertisseurs de la Hongrie. On pourrait donc à première vue supposer qu’autour de ces noms historiques se groupent aussi des événemens embellis ou amplifiés, mais au fond historiques.

Cette supposition ne tarde pas toutefois à perdre toute vraisemblance quand on analyse d’un peu près le rôle dévolu à cette série de personnages. Ainsi cet évêque Pilgrim de Passau a vécu au Xe siècle, cinq cents ans après Attila. Sigebert, époux de Brunehaut, assassiné par des émissaires de Frédégonde, aurait dû, pour ressembler à Siegfrid, être époux de Frédégonde et être l’objet des haines de Brunehaut (Brunhilt). D’ailleurs c’est bien moins entre Brunhilt et sa belle-sœur qu’entre celle-ci et Hagene que se déroule la lutte tragique terminée par la destruction des Nibelungen,