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Théodoric le Grand, né en 449, quatre ans avant la mort d’Attila, ne peut évidemment avoir paru à la cour du « Fléau de Dieu. » Si la topographie du voyage est d’une exactitude remarquable, cela prouve seulement que le poète connaissait bien la région dont il parle ; mais la mention qu’il fait de Vienne au temps d’Attila comme d’une grande ville de commerce, lorsqu’il est avéré que jusqu’en 1151 Vienne ne fut qu’un village insignifiant, montre clairement que l’histoire réelle était son moindre souci. Et quel rapport peut-il y avoir entre les Huns battus près de Châlons et les Huns destructeurs des mille guerriers burgondes sur les bords du Danube ? Pas plus qu’il n’y en a entre l’Attila de l’histoire et celui du poème. Évidemment donc l’histoire, aux époques décrites par les historiens, n’a pas fourni autre chose au chantre ou aux chantres des Nibelungen que des noms plus ou moins célèbres, de lointaines analogies, tout au plus ce que les Anglais appellent des hints, des suggestions pour l’embellissement ou l’enrichissement de la légende. En ce sens, je pourrais admettre que les événemens et les personnages énumérés tout à l’heure ont pu exercer indirectement une sorte d’influence inspiratrice sur la pensée poétique, mais en ce sens seulement, et il m’est impossible de voir pourquoi, à une époque plus reculée, la poésie germanique aurait usé de procédés autres que ceux qu’elle emploie si naïvement aux temps dont l’histoire nous est connue.

Le génie populaire allemand n’est-il pas du reste coutumier du fait ? Aucun peuple n’a montré au même degré la tendance à incorporer dans les anciennes légendes des noms relativement modernes en les substituant purement et simplement à d’anciens noms légendaires. Pour ne citer qu’un exemple, tout le monde connaît la poétique légende qui veut que l’empereur Barberousse dorme dans sa caverne, entouré de ses preux, en attendant le jour où il se réveillera pour délivrer ses chers Allemands, châtier le pape, réformer l’église, en un mot extirper tous les abus possibles. Eh bien ! cette légende ne fait que reporter sur la personne du grand empereur souabe le mythe concernant le sommeil hivernal de Wôdan, l’ancien dieu germain, rémunérateur et vengeur, et ce n’est pas seulement Barberousse que la légende a substitué à Wôdan ; c’est aussi, et à tour de rôle, Charlemagne, Henri l’Oiseleur et Othon le Grand. La légende écossaise parallèle s’est contentée du roi Artus.

D’ailleurs la comparaison de l’épopée allemande avec les chants Scandinaves peut servir de contre-épreuve. Nous avons déjà fait observer que ces chants, bien que roulant sur un thème identique, appartiennent à une époque plus reculée que le poème allemand.