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que des dons accessoires ; elle en possédait un de plus haut prix, plus difficile à retrouver, le sentiment traditionnel de la musique des grands maîtres. Personne à notre connaissance n’avait su conserver plus intact cette sorte de dépôt, personne ne traduisait avec un accent plus vrai, plus sobre et plus chaleureux tout ensemble, avec une fidélité plus respectueuse et plus intelligente, les œuvres d’Haydn, de Mozart et de Beethoven. C’était surtout le rhythme d’Haydn qu’elle semblait tenir de lui-même : elle avait le secret de cette franche allure, de cette vivacité limpide, de cette candeur animée qui, pour peu qu’on altère le moins du monde les mouvemens, pour peu qu’on les retarde ou qu’on les précipite, perd aussitôt tout caractère, toute distinction et tout esprit. C’était vraiment un cours pratique, une occasion d’étude, une sorte d’initiation à la connaissance des maîtres que ces matinées qui depuis quinze ou vingt ans se renouvelaient chaque hiver, et où, devant un groupe d’élus, dans un local devenu trop étroit par l’empressement de ceux qui s’y faisaient admettre, ce talent vraiment original développait les ressources de son savoir, de son goût et de ses souvenirs.

Trop musicienne pour n’être que pianiste, sans la moindre ambition de briller seule, elle s’était exclusivement vouée à l’interprétation de la musique d’ensemble, et avait contracté une sorte d’alliance avec deux autres talens dignes d’elle, MM. Allard et Chevillard, qui lui prêtaient le plus fidèle et le plus excellent concours. Assurément l’œuvre des maîtres, la musique sérieusement écrite, notamment cette musique de chambre qui parle si doucement et si profondément à l’âme, est aujourd’hui tout autrement goûtée qu’à l’époque où Mme Saint-Phal commençait à s’y consacrer ; mais ceux qui la cultivent, même les plus habiles et les plus convaincus, s’effacent-ils toujours assez ? Ne les voit-on pas sans cesse, et comme malgré eux, substituer à l’expression collective et simultanée d’une même pensée, d’un même sentiment, de perpétuels monologues ? L’art suprême Chez les artistes concertais est de lutter d’abnégation et de n’avoir à cœur que le succès commun. C’était chez Mme Saint-Phal comme un don naturel que cet oubli de sa personnalité ; le secret maintenant n’en est-il pas perdu ? Qui nous rendra de tels exemples, un si parfait enseignement ? Et ce n’est pas le seul regret que nous pourrions faire entendre, si nous voulions sortir du domaine de la musique. Que de pauvres artistes pourraient dire, eux aussi : Qui nous rendra l’active bienfaisance dont nous fûmes si souvent soulagés ? Mme Saint-Phal était en possession d’une fortune qui lui avait permis de s’occuper de l’art seulement par amour, mais personne n’avait le cœur plus ouvert et plus charitable à ceux qui ne l’exercent que par nécessité. Ce cœur était infatigable et entièrement dévoué à ses amis, comme son talent aux grands maîtres. C’était une nature généreuse et vaillance : il appartient à ceux qu’elle a charmés, à ceux qui voudraient perpétuer ses exemples, de ne pas laisser fermer la tombe où ses restes reposent, sans honorer au moins son souvenir.


L. VITET.


L. BULOZ.